Marcel retrouvé

Si Marcel Proust connut Marcel Proust ? Et pourquoi non ? Nés à Paris tous les deux, et tous les deux dans le premier décan du signe du Cancer l’année de la répression de la Commune de Paris ; de surcroit l’un comme l’autre fils d’un papa médecin et d’une riche maman, c’est tout naturellement qu’ils durent fréquenter les mêmes lieux, voire les mêmes écoles. Fut-ce au cours Pape-Carpantier, ou plus tard, à Condorcet ? Ou à l’infirmerie où les conduisirent tous deux leurs bronches fragiles et les mêmes crises d’asthme foudroyantes qui firent craindre pour la vie des deux Marcel ? On peut hypothétiquement certes, mais légitimement imaginer le jour, lors de l’appel en classe, du premier choc partagé de se découvrir un homonyme, un second soi !

Grandissant, ils firent les mêmes études, lycée, caserne et faculté, essaimant dans les salons littéraires et proposant poèmes et manifestes à des revues distinguées et éphémères, exilés l’été à la campagne ou villégiaturant sur les plages, vivant la même vie si naturellement égoïste propre aux enfants de  la bonne société.  Si d’aventure ils se croisent alors, c’est caparaçonnés par l’indifférence qu’exige la politesse requise dans les salons, aucun des deux ne faisant mine de tiquer de leur similitude patronymique tout en s’en amusant sans aucun doute intérieurement.

Des jumeaux invisibles, des siamois subreptices, les deux faces d’un même folio, voilà ce que nos deux Marcel Proust durent être l’un pour l’autre, au point qu’on pourrait se demander lequel sera l’homonyme anonyme de l’autre ? L’un devint lentement celui qu’on sait : tapi entre les murs enliègés de son appartement hermétiquement clos, il écrit, écrit et écrit encore.

Comme déséquilibré par cette retraite soudaine, l’autre Marcel Proust semble rouler dans une direction imprévue : lui si insouciant, qui voyageait, visitait l’Europe, jouait dans les villes d’eaux, régatait sur le Léman, commanditait des fouilles à Palerme, traversait le Bosphore à la nage, ascensionnait le Mont-Blanc, et meublait ses loisirs en fordisant et taylorisant les usines que ses amis se plaisent à édifier dans les banlieues ouvrières, voilà qu’il se passionne pour les horloges dont il réunit une collection bientôt remarquable, s’entourant de cartels, de gnomons, de comtoises et ne dédaigne pas même les réveil-matins qu’il fait découvrir et – surprise uniquement pour qui ignore la moutonnerie des gens du monde – adopter par la bonne société.

Il se rend bientôt compte de son erreur : posséder des boites pleines d’engrenages ne donne que faussement la maitrise du temps. Car le temps l’obsède, son cours, sa fuite, ce qu’il happe du futur drapé d’incertitude et ce qu’il entraine, remords et regrets mêlés, dans ses incessants replis serpentins.

Alors, jeune homme moderne, il se passionne pour le phonographe balbutiant, le tremblotement fantomatique du cinématographe. Là où ses futiles relations ne voient qu’amusement de foire, Marcel Proust devine les outils encore malhabiles d’un temps enfin parfaitement maitrisé, d’un enregistrement des gestes et des faits qui ne laisserait rien à la fantaisie de la mémoire et au mensonge des mémorialistes. En attendant ces machines parfaites, il note sans relâche dans de petits carnets les plus futiles détails de sa vie. Les dits carnets ne le quittent bientôt plus, qu’il emporte à chaque déplacement, fut-il le plus bref, emplissant une puis deux malles-cabines.

Les signes précurseurs d’une guerre européenne qui se prépare à frapper les trois coups d’un premier acte tonitruant le trouvent en Angleterre où il escomptait suivre les conférences d’un émule d’Edison. Il s’enferme dans une bonne pension de Regent Street et d’après sa logeuse, consacre son temps à mettre au propre ses notes, menant pour son propre compte sa remémoration incessante d’un temps qu’il anticipe définitivement perdu.

Qu’arrive-t-il ensuite ? Il disparait.  Pris d’un élan patriotique, s’engage-t-il sous un faux nom pour épargner à sa famille la pitoyable lettre bordée de noir dont la poste-aux-armées va bientôt envoyer d’innombrables variantes dans chaque foyer ? Embarque-t-il pour le Nouveau Monde et vers une nouvelle vie ? Naufrage-t-il à bord du Lusitania ?

Ses carnets, les a-t-il emportés ? Détruits ? Perdus ? Le certain, c’est qu’on ne retrouvera de sa main qu’une note écrite  au dos d’un menu du buffet de la Victoria Station et oubliée coincée au fond d’un tiroir de sa pension, où en quelques mots lapidaires il déplore les dommages causés par les raids de Zeppelin aux alentours de l’Albert Hall museum et commente le triste spectacle, saisi depuis sa table de restaurant, d’un train militaire qui emmène sa cargaison de jeunes soldats vers le front  laissant à quai une cohorte de sœurs et d’amoureuses en larmes :

« Albert Inn disparue ; à Londres. Déjeune. Filles en pleurs ».

 

 

***

Que furent les vies des homonymes anonymes des célébrités ?  Après Georges Sand, Georges Perec, Claude Levi-Strauss, Honoré de Balzac, Emmanuel Kant et Victor Hugo, et alors que le Printemps proustien célèbre le centenaire du Goncourt récompensant « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », il était temps d’explorer la vie de Marcel Proust, l’autre.

Illustration : Londres, Euston station, 1924. Agence Rol. BnF/Gallica

 

41 commentaires

    • « tiré par les cheveux » ? c’est que ces histoires ne tiennent que par la chute (des cheveux ?)
      Zola ? Pourquoi pas… me reste à tirer les Bougons macabres par la houpe !
      🙂

  1. Bon jour,
    Je me demande quand même si ce Marcel Proust n’a pas rejoint le Marcel Proust souffreteux, clandestinement, offrant ainsi une vie au grand jour à ses fameux carnets et de fait on comprendrait mieux pourquoi le Marcel maladif quittait rarement sa chambre. Tout s’explique 🙂
    Max-Louis

    • Merci Max-Louis ; oui, rien n’empêche de penser que les deux Marcels ont correspondu secrètement, doublant leur vie de celle de leur double. Ou bien est-ce le même, se cloîtrant avec ostentation pour mieux pouvoir courir le monde sous son propre nom (au passage, quel meilleur choix de pseudonyme ?)
      Tout se complique !
      🙂

  2. « Maître des horloges » : ce serait, paraît-il, devenu une des occupations présidentielles en cours (et à la cour) pour notre beau pays. Même si le temps perdu, dans l’imprévision totale qui gouverne le monarque, s’en trouve mis à mal.

    Deux Proust, pourquoi pas ? On se demandait justement pourquoi ces milliers de pages si ce n’était le résultat d’une entreprise en réalité toute « négrière » ?

    Maintenant, s’occuper de radio, de cinéma, cela animait un peu les jeunes filles en fleurs dont les boutons s’étiolaient dans les pages jaunies d’un Goncourt de circonstance…

    Netflix avait enfin trouvé son patron – qui s’était rebaptisé Mitchell De Proustick – et s’apprêtait à racheter le Louxor (pas celui de Paris, Xe) pour convoquer « la haute » dans une vraie salle de cinéma, espèce en voie de disparition menée par son entreprise même.

    Du côté de chez Hollywood, on préférait quand même sans conteste le whisky japonais au thé de Chine. 🙂

  3. Je vous imagine bien dans des « murs enliégés »… Quelle jolie formule…
    Remarquable d’intelligence…

    Deux-trois coquilles : « qu’il emportet » // « Ses carnets, les a-t’il emportéS ? DétruitS ? PerduS ? »

    • Merci ! mais je ne sais pas du tout comme s’appelle le procédé ; je dis homophonie par défaut (et approximative parce qu’il faut toute la bonne volonté du lecteur pour que « ça passe ») 🙂

  4. Les deux Marcel ont des points communs : milieu, études, passion pour le temps passé ou perdu, usage intensifs de carnets… Mais ils diffèrent sur un point essentiel : l’un a réussi, non sans peine, à terminer son œuvre littéraire, alors que l’autre n’a pu qu’imaginer et noter ce qui aurait pu le faire sortir de l’anonymat.
    Ce texte est en tout cas une tentative périlleuse, brillante, et tout à fait réussie, de mettre en parallèle ces deux existences..

  5. J’aurais aimé savoir si leurs habitudes vestimentaires étaient, elles aussi, homonymiques. Et s’ils connaissaient Marcel Eisenberg propriétaire des « Établissements Marcel » qui commercialisa cet affublement qui découvre les épaules…

  6. Alors là, je suis épatée, et pas que. D’une, parce que je n’ai pas lu les vies des autres homonymes (mais je vais vite rectifier le tir) et deux, parce qu’à ma plus grande honte, je n’ai jamais réussi à terminer la recherche du temps perdu, dieu sait que j’en ai perdu du temps pourtant ! Je promets de rectifier aussi le tir, mais dans une période indéterminée, car la dernière fois que j’ai ouvert le premier volume, c’était pour un essai en troisième année de lettres…

    Vie fort foisonnant pour cet homonyme anonyme, et une chute qu’il fallait oser 😉 !
    Au plaisir, toujours.
    Sabrina.

    • Merci Sabrina ; je crois que nous sommes nombreux dans le club de ceux qui n’ont pas lus (ou seulement des fragments) la Recherche du temps perdu…
      Quant à la chute, c’est elle qui justifie (ou pas) tout le reste 🙂

  7. Encore une fois, le temps bellement perdu.
    À verser dans le bruit de tes eaux.
    Sans besoin d’y chercher de sens.
    Des rythmes tels qu’on y croirait la mer.
    Et le rythme, je dirais,
    me danse jusque dans les veines.

  8. C’est extraordinaire. Déjà, c’est très drôle, et puis ça me fait penser, sans rien retirer à l’originalité de ton texte, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borgès et la merveilleuse biographie romancée de Jackie Gelin par François Morel: https://youtu.be/dnA11MViVKk

    • Merci Julien ; le Pierre Meynard de Borgès est un peu le Graal de ce genre de jeu. Que tu le mentionne à propos de mon petit Marcel me flatte beaucoup ! Je connaissais pas le Jackie Gelin , j’ai bien ri ! Je me contente de chercher à placer le jeu de mot final avec plus ou moins de bonheur (mais c’est drôle de voir les pistes détournées qu’on emprunte pour y arriver) 🙂

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