La parole est aux oiseaux

Ils sont partis comme ils étaient venus.
En catimini ou triomphants, qu’importe ? Ils sont partis.
Subite soif d’ailleurs, où, filon et terre épuisés, fuite nécessaire ?
Qu’importe.
Encombrés de sacs d’or et de pierre, roulant des barils d’huile ou de gomme, parlant fort ou chantant faux au son de la trompette, marchant au pas à ébranler l’île – ou bien trainaient-ils, fiévreusement, une légère valise encore trop lourde pour leurs maigres bras ? – ils ont embarqué avant l’aube.
Les vagues qui dansent le long des appontements abandonnés aux crabes ont bu le sillage du dernier canot. Le vent a dissipé les dernières fumées et arase la trace de leur pas dans le sable de la plage.
La brume du matin ne se lève plus sur leur agitation incessante ; le soleil indifférent pousse les ombres des arbres et des toits sur les places vides et les chemins nus.
Les herbes vont vite reprendre leurs champs défrichés ; les épis de pereskia noient le pied des arbustes alignés au cordeau, s’enroulent autour des troncs et effacent les clôtures. Imprévues, de nouvelles alliances se nouent entre buissons et jardins, entre forêt et pâture, entre le clos et l’ouvert.

Sous le goudron des routes abrasé par la poussière, racines et champignons forcent doucement leur chemin ; lianes et branches s’accrochent aux murs, repoussent les planches, effondrent les cloisons de pisé et dépassent les hampes orphelines de drapeau et de fanion. Au-dessus de la rade, le béton de l’usine et les tôles des entrepôts ne sont guère plus que silhouettes de fantôme, dont les lourdes pluies de la prochaine saison achèveront de percer les toits et de fissurer les citernes.
Bien sûr les gros postes radios se sont tus : partant, plus de nouvelles sportives ou de déclarations martiales et péremptoires qui ricochaient en claquant sous les vérandas. Sur le sol des cuisines irréprochables, les fourmis tambocha zigzaguent entre les carreaux bicolores ; dans les boiseries et le refends des murs, mille souriceaux trottent menu. Sous les étals désertés du marché couvert, de longs chats maigres dorment entre ombre et soleil.

Emportant jusqu’à leur fantôme, ils sont partis comme ils étaient venus. Plus de semaine et de dimanche, partant, plus de cloche et d’orphéon, ni banderoles ni bannières ; plus de danses farouches ou d’élégants fox-trot, et plus jamais la Comparsita, à la nuit tombée, braillée par des ivrognes.

Tout cela, sans pour autant que le silence s’épaississe : la terre rendue aux bêtes et aux plantes, l’air est au vent, aux craquements des bois et au crépitement de la pluie. Et la parole est aux oiseaux.

* * *

Pour l’agenda ironique d’avril, chez Anna Coquelicot, Bizzarerie et Co, fallait des fourmis tambocha et des épis.

Illustration : Firmin André Salles, Morne-Rouge, fougères fouettées par l’alizée (1899). Gallica/BnF. Musique : La Comparsita, composée par G. H. Matos Rodriguez & interprétée par The Castilians pour le film Columbia Picture « Valentino » (Archive.org).

31 commentaires

  1. Myriade de disparitions, comme un friselis léger dans l’air débarrassé des importuns sans carcasse d’alu et moteurs Rolls-Royce ou Safran.

    Les uns étaient plus gros, rapides, transporteurs de touristes avides, et plus dévoreurs que les autres.

    Les oiseaux sont partis à tire-d’aile, et ils ont bien fait.

    Seule, en France, une ex-ministre essayait de maintenir au moins le nom d’une espèce en voie d’extinction mais s’emmêlait ridiculement les pinceaux, pourtant on croyait bien qu’elle était adroite.

    Même Hulot semblait avoir déserté notre monde qui ne sifflait plus, depuis vingt trois semaines, que de manière policière. 🙂

  2. Tu nous livres un grand texte qui ouvre grand les portes de notre imaginaire avec ce monde englouti qui pourrait être tellement de…mondes justement ! Bravo !❣

    • Merci Amanito ; paresseux, je préfère que le lecteur dise « encore » plutôt que « assez ! »
      j’ai volontairement essayé de ne pas trop fixer d’époque, de rester dans le flou ;

  3. Un texte poétique, inspiré, qui réussit à créer une atmosphère diffuse, fantastique, La nature est là, présente, qui a repris ses droits, après le départ mystérieux de ces oiseaux de nulle part.
    Certainement beaucoup de travail, mais cela en valait la peine !

  4. En lisant le début, je n’ai pu m’empêcher de songer au film « Le dernier rivage », sauf que dans le film, il ne reste même pas d’oiseaux, bien sûr…
    Mais ton texte, au contraire du film n’a rien d’angoissant.

    • Je ne connaissais pas ce film… mais non, mon histoire n’est pas du registre « post-apocalypse ; « pas besoin » de catastrophe nucléaire pour faire courir les hommes…
      Mais sinon, j’aurais bien aimé écrire pour Fred Astaire et Ava Gardner, 🙂

  5. Je débute dans ces eaux et je m’aperçois que les volatiles sont nombreux, si vous n’êtes pas trop paresseux allez patauger dans ma mare mais je me contente volontiers de me promener dans la vôtre fort sympathique ! 🙂

  6. Bon jour,
    Au début, j’ai pensé à ces villes champignons de la ruée vers l’or : construites puis abandonnées. Et de mot en mots : une île. Une île imaginaire ? Un texte différent des autres me semble. Partition d’un instant noté sur un carnet bord entre deux verres de whisky et l’effondrement d’un territoire au devenir d’une jungle naturelle qui n’est jamais loin même dans nos contrées …
    Max-Louis

    • « un texte différent des autres » ? je ne sais pas (et je suis certainement très mal placé pour le savoir) ; mais la réponse est là, je crois, une ligne plus loin : « un instant noté »… c’est un instantané écrit, une carte postale, pas un récit.
      Merci Max-Louis pour cette lecture attentive 🙂

  7. Rien à dire, du début à la fin, je me suis laissé transporter par tes mots, avec une chute délicate : la paroles est aux oiseaux, alors je me tais ! Belle journée à toi. Sabrina

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