La course dans le ciel

C’est le matin.
D’un bond, hop ! le soleil est déjà là-haut, rond, jaune et brillant, comme s’il surveillait le réveil du monde. Dirait-on pas que d’un trait de lumière il arrache la montagne à l’ombre de la nuit, sépare la plaine de la houle moutonneuse des collines, souligne le long ruban de sable des plages et par-delà, allume la mer encore plus moutonneuse que les collines ? Comme attentif au moindre brimborion, il fait flamboyer les toits du plus petit village et sur la place de la ville briller les cuivres de la fanfare : fini le sommeil, finie même l’insomnie, chacun est convié à sortir au grand air, à jouir du renouveau et à savourer le jour naissant !

Pourtant, cela n’est pas son affaire, à lui, soleil.
Il est si haut, si loin de ces tohubohus minuscules. S’en fiche un peu de ce que sous sa chaleur les fleurs déploient leurs corolles, les patrons de bistrots installent leur terrasse et les vacanciers déplient leurs serviettes de bain. Et aussi tant pis si un seul de ses rayons suffit à faire sursauter les piafs dans la paille de leur nid. Tant pis si les feuilles recuites tombent au pied des arbres, tant pis si les fourmis tambocha piétinent en colonne dans la mousse sèche. Tant pis si le loup s’assoiffe sous la morsure du soleil jusqu’à chercher malaventure au premier agneau venu, tant pis si Perrette fait tomber son pot au lait parce que les sables lui brûlent la plante des pieds. Tant pis si les blés croissent et brûlent dans le vent de la plaine, tant pis si la sève des pereskia se réfugie aux creux des racines. Cela n’est pas son affaire.

Son affaire, à lui ?
C’est, perché en plein ciel, d’aller toujours courir à travers le ciel de toute la vitesse de ses longues pattes de lumière. C’est tout.
Mais c’est pas tout. Car il y a quand même une chose qui l’intrigue, dans sa course, le soleil. C’est cette ombre qui fuit sans cesse, à l’horizon, là-bas. Quoi que ce soit, voilà au moins quelque chose d’inconnu, quelque chose qui lui échappe ! Car cette ombre, à peine l’ a-t-il débusquée derrière un arbre, sous une feuille, à l’abri de l’auvent d’une terrasse ou le long d’un mur jaune, aussi prudemment ou vivement qu’il s’y prenne, dès qu’il arrive sur elle, voilà qu’elle se rouleboule, se réduit, fond, lui échappe et se réfugie derrière les prochaines crêtes ou sous quelque parasol, d’où elle le nargue, opaque et moqueuse.

Cette ombre frêle de velours tour à tour bleu, brun, noir ou café qui tourne avec lui autour de la terre, comme il rêve de la rejoindre ! Il a beau ruser, essayer toutes les combinaisons, les éclipses, les nuées, l’arc-en-ciel, c’est en vain. Toujours elle fuit derrière le rideau de l’horizon. Il doute s’il la rattrapera jamais et si un jour viendra le jour où il plongera dans la douce et sombre verdure du crépuscule.

Alors, indifférent au monde qui roule en bas – oh, encore et toujours cette même petite planète que ses rayons éclairent et chauffent, et qui, ingrate, lui dérobe inlassablement son but – lui, là-haut, il court après la nuit qu’il ne verra jamais.

***

Pour les Plumes d’Asphodèle sur le thème Réveil, avec un clin d’œil à l’agenda ironique de Coquelicot et Cie. Les autres textes des Plumes sont là.

illustration : Tarot de Marseille, Jean-François Tourcaty, 18e siècle.  BnF/Gallica

39 commentaires

  1. Une magnifique et riche idée!!!
    Beau cache-cache !!!
    Une belle histoire pour les enfants (c’est un compliment pour moi! Surtout ne le prends pas mal!)
    Bises

  2. Celui-là, j’ai aimé même avant de le lire – juste l’image (voyons voir ce que le Tarot nous promet). Et puis après, j’ai encore plus aimé. Ca réchauffe, le soleil, et nous en nouvelle Angleterre, on n’y est pas encore. Et puis bien sûr, ce bonhomme qui se ballade partout à la vitesse de la lumière comme avec des grandes bottes de sept lieues… bien vu.

    • Merci victorhugotte ; les anciens tarots sont remplis d’images ; d’ailleurs, tiens, je vais peut-être même faire mon petit Calvino et tenter de raconter une histoire à partir d’un jeu complet !

  3. Il y a beaucoup de jolis moments dans ce conte (ça fourmille de détails poétiques) et j’y ai lu des histoires dans l’histoire… Tout un monde… 🙂 J’aime beaucoup.

    • merci Laurence; le soleil survolant le monde entier, j’ai essayé d’illustrer un peu la diversité de ce vaste monde ; et, dans le format réduit d’une page web, j’étais bien forcé de laisser le lecteur imaginer les suites (ce qui va bien au paresseux que je suis)
      et puisqu’en plus tu me dis que ça marche !!
      🙂

  4. « Bisque bisque rage, et mange du cirage ! » Tant pis pour lui s’il ne rattrape pas la nuit car c’est bien de sa faute à lui si on n’arrive pas à décoller de nos propres pieds cette ombre qui tourne sans cesse autour de nous. je l’ai encore vérifié ce matin ! Alors, hein ? Je sais ce que je dis ! 😀

  5. Bon jour,
    Le soleil et sa quête du graal … mais cela ressemble au supplice de Tantale … un texte sur l’inaccessibilité … parfaitement orchestré 🙂
    Max-Louis

  6. Belle carte du tarot… accélérateur d’imagination souriante.

    Conclusion : le soleil ne devrait pas continuer à écouter tous les soir, sur son transistor à poignée, cette émission qui dure depuis le 18 juin 1940 et s’appelle « Ici, L’ombre ! ». 🙂

  7. Oui, moi aussi, j’ai adoré…et l’idée et la façon dont tu l’as traitée…
    c’est tendre et profond à la fois…
    et ça se lit avec gourmandise.

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