D’une patte prudente, il tâte la branche devant lui.
Elle bouge. Elle bouge ? Il hésite.
Se dandine un instant, à petits pas précieux.
Agrippe-toi, ne t’arrête pas, monte.
Tu peux le faire aussi bien qu’un autre.
Il faut éviter de paniquer, voilà tout.
Mais qu’est-ce qui lui a pris de grimper comme un gamin ?
L’envie de prouver qu’il peut le faire ? Qu’il n’est pas cloué au sol, empêtré dans sa lourde masse, enfermé dans sa carapace ?
Maintenant qu’il est là, autant continuer
Bon, agripper la branche, là, derrière la feuille. Doucement.
Suffit d’éviter de regarder en bas. De toutes façons, les feuilles lui masquent le paysage. Tant mieux.
En bas, il y a le renard. Il y a la souche. Il y a le sol, les racines. L’herbe.
La chute.
N’y pense pas. Regarde en haut, grimpe.
La branche plie un peu, tremble légèrement dans le vent.
Sa vue se brouille.
Vite, un point fixe : de la pointe de sa corne, il vise le corbeau perché, là-haut.
Mieux que l’oiseau, il faut viser le fromage, là, dans le bec jaune du piaf : voilà la cible, le but !
Pattes tremblantes, il reprend son équilibre.
Il s’exhorte : Respire lentement. Prend ton temps.
Tu peux le faire.
Encore quoi ? Quatre, cinq branches jusqu’à la fourche. Et là, bondir sur l’oiseau stupide qui regarde l’horizon, lui piquer son fromage et le ramener comme preuve au rouquin qui le nargue d’en bas.
Tu parles d’un pari stupide.
Comme si le piaf allait se laisser détrousser ! Il va s’envoler, oui, et le planter tout seul là haut.
Sauf s’il s’approche doucement
Tout doucement.
Et puis l’oiseau surveille le renard, il ne s’attend pas à le voir, lui, un rhinocéros, sur son arbre perché.
La surprise, voilà son atout.
L’idée le surprend et lui plait.
Oui, il va leur montrer !
Monter aux arbres, ça n’est rien.
Une branche, encore une autre.
A mesure qu’il monte, les ramures sont de plus en plus fines ; tant mieux, sa carapace se glisse plus facilement entre elles, il ne risque plus de rester coincé comme tout en l’heure entre ces deux stupides branches basses ; mais tant pis : on dirait qu’elles plient de plus en plus sous sa masse.
Vaille que vaille, se cramponnant des coudes et des orteils, il grimpe.
Le sang lui tinte aux oreilles.
Il entend vaguement le renard qui débite des sottises pour endormir le piaf. N’y comprend goutte : le vent emporte les paroles. Soudain (pourquoi ? comment ?) le corbeau ouvre un large bec, et le rond fromage tombe vers le museau cuirassé du rhinocéros.
Il n’a pas le temps de l’éviter : le fromage se plante sur sa corne ! l’odeur crémeuse lui remplit les naseaux, la pâte lui coule dans les yeux !
Pas de panique, reprends tes esprits, tu as le fromage, il suffit de redescendre et tu as gagné.
Oui, redescendre…mais comment ?
Et puis il y a les cris cuivrés du corbeau outré qui lui corne aux oreilles, les glapissements de rire du renard qui en bas se roule dans l’herbe verte et l’embrouillamini du vent qui glisse en bruissant parmi les feuilles !
Et soudain, sous son poids additionné de celui du fromage, la branche n’en peut plus de plier : voilà qu’elle craque !
Il tombe sur les branches d’en dessous, qui cassent à leur tour ! Branchages, rhinocéros, fromages, ils dévalent d’un étage, puis d’un autre ! Heureusement, l’arbre est haut, le sol est loin !
Bizarrement, cette pensée le réconforte.
Montre leur ce que tu sais faire !
Alors il fait un dernier effort, ses courtes pattes lourdes s’agitent, brassent les branches ; ses orteils griffus se plantent dans le bois. Et le voilà arrêté sur une large fourche, au-dessus du renard et en dessous du corbeau.
Le piaf vole jusqu’à lui, se pose devant sa lourde gueule caparaçonnée. Sans rien dire, d’un bec précautionneux il ramasse les restes du fromage. Et puis voilà qu’il s’envole en quête d’un autre arbre, un arbre dépourvu de rhinocéros ; il est vite suivi par le renard qui se coule en silence entre les herbes vertes du pré.
Le rhinocéros reste tout seul, perché sur la large branche basse.
Il ferme les yeux. Tant pis pour le paysage, tant pis pour ses rêves d’altitude. Dans le noir, le monde tangue moins. Il ne pense à rien, surtout pas à se désarrimer de l’arbre. Réfugié dans sa carapace comme l’autre sous son écorce, il songe qu’il faudra, tout à l’heure, vérifier si ses pattes lui obéissent encore. Faire de tout petits pas, un à la fois, prudents. Savoir si la branche tient, si l’arbre supporte son poids. Ne pas gigoter inconsidérément.
Tout à l’heure, il faudra redescendre, retrouver l’herbe et le sol, la pesanteur et la poussière.
Tout à l’heure. Il a bien le temps.
Après tout, il est le premier de sa sorte à être monté si haut, à sentir le vent sur sa carapace, les feuilles entre ses pattes, le ciel sous son nez cornu. Le premier rhinocéros perché. Il soupire, rêve.
Un moment passe.
Il ouvre un œil.
La nuit est tombée.
Tant mieux, dans le noir les quatre horizons ne le narguent plus, et puis l’arbre paraît moins haut et le sol moins bas. Prudemment, lentement, il ouvre l’autre œil. Le ciel est à lui. Il voit la lune qui se lève, pleine et blanche comme un fromage.
Et voilà qu’elle vient se poser juste sur sa corne.
Alors il songe, allez savoir pourquoi (lui, plus chauve qu’une cantatrice) :
« Le meilleur moyen d’éviter la chute des cheveux, c’est de faire un pas de côté. »
***
Pour l’agenda ironique de l’Écriturbulente, un rêve d’absolu, des péripéties et une chute finale piquée à Groucho Marx. Les autres textes sont là, et les votes ici.
Illustration : Whitman, Funny animal zoo : 500 funny four-footed folks, 1930. Bibliothèques de Paris.
Quelle audace ! celle du rhinocéros et celle de revisiteur de fable 😉 qu’il fait bon rire de bon matin. Grand merci
Merci ; je me suis demandé un moment où ce rhinocéros voulait aller… il suffisait d’être patient et de le suivre 🙂
Une blague digne du grand temps du Parti Socialiste… Solférino et rhinocéros !
J’ai mis un moment à comprendre ; je ne dois pas être assez socialiste du grand temps 🙂
C’est ionescoment fabuleux J’imagine ce qui aurait été si l’éléphant lui avait prêter son trampoline 😂…
avec un trampoline, je ne donne pas cher du fromage !!
🙂
Bon jour,
Inattendu ! A la racine du rêve l’animal devient alpiniste de son arbre de vie de … rêve…
Et cela me fait penser à Dali qui était un fan des rhinocéros 🙂
Max-Louis
J’ai été aussi un peu surpris de faire monter un rhino dans l’arbre ; mais une fois la première branche passée, ma foi…. si c’est son rêve, autant l’aider, le petit 🙂
[…] encore plus in extremis [d’une branche d’arbre], voici le rhinocéros perché de Carnets. Complètement perchée la grosse bébête, à tous les sens du terme, qui se met en […]
Hé oui, c’est qu’au début on n’y croit pas à cette histoire de rhinocéros perché, mais petit à petit , il arrive à ses fins. Tout à fait dans l’actualité…
On peut y croire tant qu’il y croit, et il y croit, le rhino 🙂
« dans l’actualité ? » rassure moi, il ne fait pas tant que ça « premier de cordée ? »
Joueur et rêveur ce rhinocéros, tout à fait émouvant…
Un peu trouillard et entêté aussi : merci Coquelicot !
Perso, je trouve les trouillards et les entêtés émouvants aussi.
me fait d’la peine ce fabuleux rhino ! j’aimerais bien avoir la chute (du récit)……….. et si possible une enquête sur ce fichu fromage qui les fait tous courir depuis 1660 et des brouettes !
La chute du récit, ou la chute du rhino ?
je pense qu’après la fin, il redescend tranquillement et va brouter l’herbe.
Ou alors, il s’envole ?
Pour le fromage, depuis 1660 il doit être bien fait !
« Il ne savait pas que c’était impossible…alors il l’a fait ! »
Belle aventure ionesquienne…
Quand l’absurde et le rêve de se surpasser se rencontrent, cela donne un petit bijou de poésie burlesque.
Mais quand même, je n epeux pas m’empêcher de penser :
« Tout ça pour un fromage ! » :-)))
Bizarrement, le plus facile a été de percher le rhino dans l’arbre.
Après…c’est venu comme ça a pu, avec l’aide des deux comparses et du fromage (mais celui-là exagère je suis d’accord !),
La pesanteur et la grâce !
Merci ! bon, « la grâce », le rhinocéros ne fait quand même pas des entrechats (heureusement pour l’arbre)
Oui mais la grâce justement naît de la pesanteur, au sens religieux, mystique.
Pas loin du rhizome… en attendant d’aller se rafraîchir dans la fontaine… 🙂
après le rhizome l’étape suivante dans l’évolution serait le rhinocérarbre ??
C’est magique! Je n’ai jamais tremblé ainsi pour un rhinocéros!
Merci Mo !
c’est qu’il a beau faire le fier, le rhino n’était pas dans son élément….
d’ailleurs, l’arbre non plus n’avait jamais tremblé pour un rhinocéros 🙂
Une ionesconade à la La Fontaine, c’était osé. Les deux compères, renard et corbeau, n’ont pas fini de faire couler l’encre et le fromage en ce lieu. Merci Carnetsparesseux d’oser ainsi la magie du dépassement. Pour faire naître l’inspiration, il n’y a pas mieux que la bonne odeur de claquos bien fait.
Il y avait quelques temps que les deux compères me disaient qu’ils voulaient revenir, mais tout seuls ; le rhinocéros (toujours rassurant) s’est proposé, et puis voilà !
🙂
Encore plus vivant que du La Fontaine ! Quelle témérité, sauvage, onirique, terrestre !
Merci Laplume ! du La Fontaine sans rime ni morale, surtout 🙂
J’ai suivi je fromage jusqu’au bout… un vrai suspense … Quant au rhinocéros, il avait sa bonne étoile et la fin montre qu’il était vernis : avec lune argenté sur sa corne
Je ne pouvais pas laisser le rhino privé de formage et perché au bout de sa branche sans lui offrir une contrepartie : accrocher la lune m’a paru indiquée 🙂
merci Vérojardine
[…] un peu perché, a vu un rhinocéros sur une branche, ici […]
Toujours un régal de suivre les aventures du fromage et des deux autres et quand un rhino est de la partie le burlesque prend un tour encore plus réjouissant… moi, j’en redemande ! 🙂
Merci Laurence ; les quatre complices (je compte le fromage) reviendront, tous ensembles (parce qu’alors tout devient possible) ou en désordre (parce que bon, chacun fait ce qu’il lui plait) !
Nous voila spectateurs d’un drôle de spectacle … Ionesco se cacherait-il dans un fromage?
Trêve d’innom’amabilités, une sacrée aventure 🙂 – Touchant ce rhino !
« Le dramaturge caché dans le fromage… » voilà un titre qui aurait plu à Ionesco 🙂
De là à en tirer la crème … 😉
J’adore, j’adore! Heureuse de retrouver tes acolytes et ton esprit de conteur au sourire malicieux! N’empêche, pauvre rhinocéros….
Merci Narines ! les deux acolytes ont décidés que leurs vacances avaient assez duré, et hop les voilà de retour.
« pauvre rhino »… tout de même, il est le plus haut-placé des rhinos 🙂