Léobille rêve : deux bicyclettes filent sur le chemin qui se tortille d’aise sous le chatouillis caoutchouteux de leur pneu à la gomme. Sur les talus, les arbres se poussent pour éviter les circonvolutions tortillonneuses du chemin qui les bousculent – les circonvolutions – en grognant – les arbres. Fières, les deux cyclettes ne prêtent pas attention à ce galimatias et filent en raison inverse du carré du défilement du développement de la circonférence de leur roues sur le linéaire du chemin, et en vrombissant. Surpris, Léobille demande au Major fièrement perché sur l’autre selle :
« En raison inverse du carré ? »
– Oui, parce qu’elles sont rondes, les roues : c’est donc l’inverse du carré qui s’applique ».
Léobille a le temps de voir, perché sur un arbre du talus, un corbeau ; le piaf, interloqué par la réponse savante du cycliste, ouvre un large bec ébaubi ; il regarde son fromage qui, libéré, délivré, ne tombe pourtant pas. Il a évité la chute. En voilà un qui n’est pas prêt de se faire larciner par le renard.
De la saynète entraperçue et sitôt disparue, le Major pérore doctement : « Éviter la chute, d’accord, mais laquelle ? La chute des anges rebelles ? Une belle bande de réfractaires ! Et si on croit la Bible, il est un peu tard pour l’éviter, et puis cette chute-là rentre dans le plan de Dieu, non ? Avoue que ça serait ballot d’aller contre. Alors celle de l’empire romain ? Même pas en rêve : tout un tas de fainéants qui n’ont même pas inventé la rustine ! Cela dit, éviter la chute, c’est la meilleure façon pour un gromancier de tenir la distance, de pondre de bons gros romans bien gras… »
Léobille n’écoute plus les carabistouilles de son compagnon : il rêve à la belle Pelisse qu’ils doivent rejoindre à la surprise partie d’anniversaire de Bison Ravi, tout en récitant in petto une page du Vomi qu’il conjugue à tous les temps de l’imparfait. En effet, son végétalocipède issu des meilleurs serres de l’Haÿ-les-Roses a depuis longtemps délaissé l’énergie médiocre du mollet humain pour se convertir à l’énergie grammaticale. Il lui faut donc conjuguer, accorder, déclinaisonner et patin-couffin jusqu’au bout du chemin sous peine de végéter sur le bord de la route. Voilà pourquoi ses fontes sont chargées des œuvres complexes de Jean-Sol Partre. Il y a des jours où il envie le Major qui, armé d’une triviale cyclette à pédalier, mollète fièrement et ne parle que quand il veut – c’est-à-dire tout le temps.
Pour faire mentir le rêve de Léobille, voilà le Major qui se tait et glisse un disque sur le plateau de la fourche avant, celle qui est équipée d’un saphir : en échange d’un bon coup de pédale (l’idéal est d’assurer un quarante-cinq tours bien régulier), et par le truchement de deux petit hauts parleurs reliés par un circuit disruptif ad-hoc il va pouvoir finir la ballade en écoutant un petit jazz pas piqué des hannetons.
Las, la côte s’obstine à grimper le long de la colline qui ne fait rien qu’à se dérober sous la route, et le jazz coince sous l’effort ; les clarinettes grincent et la trompinette barrit plaintivement. Dérangé dans sa quête amoureuse (il voit l’image de sa belle dans le ciel, dans les nuages, dans les arbres et dans les feuilles, dans les herbes et dans les champs et jusque dans les branchettes de son guidon), l’oreille écorchée par les couinements geignards, Léobille gémit : « Pelisse partout, justesse nulle part ».
Indifférent au tohu-bohu, le Major reprend son antienne : « Si c’est la chute de la pluie qu’il faut éviter, il y a plusieurs façons : si ça tombe léger, des sauts de cabri suffisent pour passer entre les gouttes ; si ça drache en logorrhée, il n’y a pas de perlimpinpin qui tienne : faut s’arrêter et sortir le parapluie ; mais là, on n’avance plus. »
Quoi disant, il pose le pied à côté de son vélo, retire sa casquette à trois pans d’un geste coquet et fait un petit bond habile en hurlant à l’adresse de Léobille :
« Le meilleur moyen d’éviter la chute des cheveux, c’est de faire un pas de côté. »
***
Pour l’agenda ironique de l’Écriturbulente, fallait un rêve d’absolu, des péripéties et une chute finale piquée à Groucho Marx. Chez la Licorne, fallait des mots présidentiels ; et puis j’ai emprunté à Julien Hirt sa bicyclette végétale à propulsion grammaticale, et à Boris Vian son nonante-neuvième anniversaire (avec vingt jours d’avance, mais je parie qu’il s’en fiche), le Major et Léobille, et, bien sûr sa trompinette.
Illustration : Dumenil photographié sur le balcon de l’agence Rol, 1919. BnF/Gallica
C’est vrai que la balade est déjantée mais agréable en si bonne compagnie!
Merci almanito ; en effet, c’est une balade dans la campagne au printemps : un peu n’importe quoi mais dans la bonne humeur 🙂
Très amusant 😁 et personne ne t’engueulera pour cette historiette à la Vian , même pas Jean Sol Patre n’oserait !!!
Comme tu dis, « on n’est pas là pour se faire engu…' » 🙂
« gromancier », voila tout est dit, résumé, c’est excellent et pis c’est tout.
Merci chachashire, tu l’as deviné, être gromancier c’est mon rêve : pondre un pavé tous les ans à chaque mois de septembre et être affiché en vitrine des libraires avec une pipe d’écume (des jours, bien sûr)….
Moi pareil, un gros roman de…180 pages qui bouleverse la vie des gens qui le lisent ça me suffirait par an, genre « indignez-vous » ou « la princesse de cleves » en son temps , et pareil pour le rythme un par 55ème année à peu prés. ;o)
et une adaptation feuilletonnée pour la télévision, rediffusée chaque année à Noël (et au 15 août)
C’est ça pareil, une pièce de théatre dont mème le titre agit sur les esprits maladifs des adolescents de tous les àges… « en emmerdant godard » par exemple :o)
mais attention je précise c’est dans un but uniquement commercial, j’ai mes principes ! jamais sans la thune !
mais vvoila on en est réduit à débiter de la ligne au Kilo octet , tout ça à cause de nos parents, de l’école, de la société, du système. belle journée
ça vaut peut-être mieux 🙂 !!
Mais où vas-tu chercher tout ça ? Je suis sûre que tu as un petit vélo dans la tête, qui tourne, qui tourne…:-)
En tout cas, bravo : malgré le nombre de défis et de côtes à gravir, tu es resté bien en selle d’un bout à l’autre du texte…et sans chuter. C’est toi qui l’auras, le maillot jaune !
(à ne pas confondre avec le gilet)
Mais je ne vais rien chercher ! enfin, si, j’associe, je pose côte à côte et je regarde ce qui se passe (et puis là, le petit vélo a été emprunté à Julien Hirt, faut rendre à Cesar)
[…] ce dix-neuvième jour de février, Carnets Paresseux se met en selle et s’emploie avec ses potes Le Major et Léobille à éviter la chute. Il […]
On a frôlé la quadrature du cercle! Un texte plus royal que présidentiel (parce que la petite reine…)
La quadrature du cercle, ça doit pas tourner bien rond (y a quelqu’chose qui cloche la dedans, j’y retourne immédiatement, aurait dit le tonton bricoleur de Boris.)
🙂
Léobille ignore qu’il est suivi de loin – sur un vélo électrique, pour ne pas se viander – par Rouletabille lui-même. La police de la route utilise le ratio : un sur deux. On a pu ainsi embaucher du monde et le chômage a chuté dans les récipients historiques du préfet Poubelle.
Le philosophe à la pipe (un instrument nocif relégué désormais dans le musée des Arts et Traditions populaires de Brive-la-Gaillarde) se penche sur son nouveau traité : « La roue est un humanisme ». Sa compagne préfèrerait pourtant un autre titre : « En voiture, Simone ! »
Mais il y a bien faillit y avoir deux pouliciers à vélos dans cette histoire, mais ça m’aurait fait trop de personnages : tant pis pour les stats !
Comme l’aurait dit Simone, « On ne nait pas cycliste… » (si ça n’est pas de la pipe !)
Bon jour,
Un bijou de texte. Il se lit à haute voix avec des reliefs dont le vallonné est superbement galbé aux changements de braquets les mots suivent s’interpellent se tissent et développent une belle allure avec de ces regards syntactiques dont les phases s’entrechoquent avec élégances et le souffle s’éprend de cet ensemble presque de perfection qui chemine allégrement sur la portée vocale jouissive …
Max-Louis
merci Max-Louis ;:
Ce texte est génial ! Que de prouesses stylistiques et de pirouettes lexicales 🙂 Je me suis bien amusée à le lire !
Je me suis bien amusé à l’écrire 🙂
Alors il me manque les références mais cela ne m’a ps empêchée de suivre cette bicyclade voile au vent avec grand plaisir !
je pense (j’espère !) que les références ne sont pas indispensables ! merci Frog 🙂
Il est très sensuel ton texte. Le chemin qui se tortille d’aise sous les chatouillis…
Il est aussi déjanté sans dérailler, il a combien de vitesses, ce vélo?
je me suis dit que tant qu’à raconter une promenade, le paysage avait bien le droit de bouger un peu 🙂
pour les vitesses (et les caractéristiques du végétalocipède), faudrait demander aux serres de l’Haÿ les Roses ! toi qui as un jardin, ça pourrait te tenter d’en acclimater un ou deux pieds, non ?
Ma foi, je suis assez tentée. Les pierres qui roulent, c’est banal (en français ou en anglais) mais des végétaux qui roulent…
il y a bien les Virevoltants, (les tumbleweeds) ces boules d’herbes qui roulent dans les westerns…mais c’est assez envahissants !
Qui aurait cru que mon idée absurde serait utilisée avec tant de poésie et de drôlerie ? Très heureux d’avoir indirectement contribué à un si beau voyage !
Mais ça n’est pas une idée absurde 🙂
Depuis que tu l’as semé l’autre semaine, ce petit vélo me tournait dans la tête. Voilà, il a germé, monté en graine et il est parti faire un tour !
Comme je suis fier !
tu peux, c’est une très belle idée ; moi, pas tant : embarqué par le vélo-tourne-disque du Major (tout ça pour placer un jeu de mot excecrable), je n’ai pas vraiment détaillé (ni, ce qui est pire) exploité le végétalocipède !
faudra que j’y revienne 🙂
Oh nul doute que les modes de propulsion alternatifs ont de beaux jours devant eux !
c’est vrai que c’est farouchement écolo, comme mode de transport !(je n’y avais même pas pensé 🙂 )
Ah ton talent est vraiment cotangent au carré de l’hypoténuse et réciproquement !
Un régal mathématicocycliste ou cyclomathématique de première bourre.
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Mais j’ai rien fait que copier par dessus l’épaule de Boris 🙂
Déjà de s’appeler Léobille et Pelisse…
Et puis j’aime, même à mort, et où qu’on se trouve perché,
j’aime, dis-je, qu’on puisse y déclinaisonner.
Avec ou sans poudre. De perlimpinpin surtout.
Quitte à y perdre quelques poils.
Une chose est certaine, tu pédales bien.
Léobille, c’est un vrai personnage de Boris Vian ; Pelisse, c’est aussi un joli prénom, mais c’était surtout pour placer un mauvais jeu de mot imitant le slogan « police partout, justice nulle part »
si mauvais que personne ne l’a relevé
🙂
J’aime bien cette promenade en biclou. Un peu dopés les deux mecs non, mais c’est connu dans le … Oups j’aurais pas du ! attends je me retourne, histoire de faire un pas de côté et garder mes cheveux
Mais non, pas dopés du tout : ils n’ont même pas emmené le pianocktail de Boris Vian 🙂
[…] Éviter la chute ! C’est chez Carnets Paresseux. […]
Heureusement sont pas sur un tandem … après la roue au carré, la tête ? C’est passé un cheveu, non 🙂 ?