Elle le sait, c’est lui. Pas un autre.
Cela fait longtemps qu’elle l’a choisi.
Objectivement, ce n’est pas le plus beau, ni le plus riche, ni le plus drôle des gars du quartier.
Mais pour elle, si.
Et puis qu’est-ce que l’objectivité a à voir là-dedans ?
Pour elle, c’est lui. Et puis voilà.
Alors, pourquoi pleure-t-elle ?
Elle ne sait ni son nom ni son prénom ; seulement le métier qu’il a, émailleur.
C’est lui, pourtant, son amour.
Elle le sait quand, passant devant la boutique, elle voit, derrière la grande vitre poussiéreuse, l’établi où il assemble méticuleusement les tresses et les résilles de cuivre niellées de plomb.
Elle le sait quand elle l’entend chantonner en s’accompagnant du crissement régulier du pilon tandis qu’il broie dans le mortier les oxydes et les poudres qui, savamment mélangés en doses précises, et après les longues cuissons, colorieront les médailles, les plaques armoriées et les tableautins qu’il réalise. Elle le sait quand elle aperçoit au fond de l’atelier son visage régulier qui se détache pendant que, moderne alchimiste, il révèle ses œuvres dans la haute flamme rouge et or du four vitré.
Elle le voit enfin, même en son absence, dans la vitrine où brillent ces médailles et ces bijoux, fruits éclatants de son travail patient.
Bref elle le sait.
Mais elle, l’aime-t-il ?
Elle marche et ravale ses larmes sans cesser de pleurer.
Bien sûr, elle aurait pu aller le lui demander. Elle, qui n’est ni plus laide ni moins riche qu’une autre, ni plus chiche-face et pas moins dégourdie.
Mais elle n’a pas osé.
Pas avant d’avoir au moins un signe qui lui aurait garanti qu’elle pouvait sans tout risquer aller le trouver et provoquer sa chance.
Alors, un soir, ce soir, elle est allée en cachette jusqu’à la fontaine cachée derrière la cascade, dans le petit parc qui borde la ville. Cette fontaine a la réputation de dire les amours vrais, ceux qui seront heureux et les impossibles : comment ? il suffit de lui chuchoter le nom de l’aimé, ou, à défaut, ce qu’on sait de lui, et selon la réponse de la fontaine on saura si c’est la vraie ou le bon pour toujours, ou pas.
Et voilà maintenant qu’elle est en larmes. Soit qu’un écho mauvais s’est moqué d’elle ; ou bien son amour n’était pas fait pour durer : quand, près de l’eau bruissante de son inlassable question « Qui aimes-tu ? » elle a chuchoté :
-« L’émailleur…
elle a entendu la cruelle fontaine répondre :
–…aime ailleurs. »
***
Pour la Saint-Valentin, un petit conte homophonique.
illustration : Lucie Marcelle déguisée en cartomancienne, agence Rol, 1924. BnF/Gallica
Un peu plus loin dans la rue, la boutique de l’écrivain public était fermée : un store métallique, fabriqué sur mesure par un artisan voisin, dissimulait de haut en bas sa vitrine depuis le 13 février.
Une affichette de papier, collée avec du scotch de déménagement, indiquait : « Parti sous d’autres cieux, le rimailleur a mis définitivement la clé sous la porte. » 😉
Merci Dominique ; depuis les mésaventures d’Arthur R, on sait que le rimailleur est parti sous le ciel éthiopien 🙂
… parti comme un coup de fusil… 😉
Quelle bonne idée ce jeu de mot et l’histoire qui en découle ! J’adore aussi la photo !
Je me suis bien amusé 🙂 la photo me plait aussi beaucoup, elle raconte plein d’histoires à elle toute seule
Ahah pour la « saint valentin » j’adore votre ironie monsieur paresseux
il faut bien préparer la saint Valentin avec un peu d’avance 🙂
Joli !
merci !
elle pratique « la langue des oiseaux » 😉
Je ne connaissais pas la « langue des oiseaux », ou plutôt, je ne savais pas que je connaissais ! Merci Gibulène !
je t’en prie. C’est d’ailleurs intéressant à déchiffrer pour peu qu’on soit un peu ésotérique dans l’âme. un petit exemple en lithothérapie : la malachite est une pierre qui apaise les maux (le mal la quitte) etc………. bisous carnets
oui, mais le bien malachite ne profite jamais 🙂
La question, écrite noir sur blanc : » Mais lui, l’aime-t-elle ? » , m’a quelque peu déstabilisé, mais oui, bien sûr qu’elle l’aime, ce qui m’a obligé à reprendre la lecture du début du texte. Bon ça pouvait échapper à un œil inattentionné, mais le mien n’était pas ailleurs.
Merci Bizak pour cette lecture éclairée ; j’ai corrigé 🙂
Oh zut, ya vraiment personne pour lui dire que c’est juste l’écho! Quelle misère pour cette pauvr’ fille! mais c’est vrai qu’avec un métier pareil… 😉
et si son amoureux avait été médecin? 😉
l’écho a bon dos : Gibulène dit que c’est les oiseaux 🙂
Délicieuse chute 🙂
(N’aurais pas pu trouver mieux à lire pour la St Valentin)
Merci Laurence ça fait un moment que je promène cette chute, en attendant une saint Valentin ! (mais l’histoire est d’hier)
Mais non alla ast sourde ma parole, la fontaine a dit « c’est le mailleur »
ou le remailleur 😉
châ ch’est shüre !
🙂
Et la diseuse de dire
« comme dans Mort à Venise
le titre vend la chute ».
Tu vois ça où? de dire le loup.
« au trois de coeur près du genou ».
« ça,
le cœur à l’étroit
et
près du genou
ça
ne trompe pas »
de dire le loup à la diseuse,
qui de l’entendre dit
ça,
se tut.
Et elle allait murmurant dans ses larmes: « Fontaine je ne boirai plus de ton eau… »
🙂
C’est un petit bijou, ce texte et émouvant, avec ça…
Merci Mo ; j’avais la fin depuis le début, et j’ai cherché moyen de ne pas me moquer de l’héroïne malheureuse 🙂
J’adore vous lire, j’adore votre esprit malicieux ! La chute est bien cruelle, car elle en dit trop sur celle qui aime. Les histoires d’amour finissent mal en général.
Merci beaucoup ! cette histoire là ne finit peut-être pas si mal – outre qu’elle n’a pas vraiment commencé ; et si la chute n’était pas (je viens juste d’y penser) un constat (l’émailleur aime ailleurs), mais un conseil : « l’émailleur ? oublie ce pauvre type, et aime ailleurs » ?
🙂
Oui, quand vous le dites, tout s’éclaire…
Bon jour,
La fontaine était-elle simplement jalouse ? Car du féminin au féminin l’aiguille du mal pique … 🙂
Max-Louis
La fontaine, jalouse ? Non, mais à l’eau, quoi !
🙂
Merci Carnets, pour l’emailleur!
mais de rien !
🙂
J’aime beaucoup, beaucoup…cette petite histoire et sa chute.
Une histoire écho-logique…en quelque sorte . 😉
merci Licorne ; écho-logique, oui, c’est le mot 🙂
Merci pour cette délicieuse histoire à déguster pour la Saint-Valentin comme un chocolat au caramel ! J’aime vos contes.
Merci Marie-Christine !
Et pourtant… derrière l’arbre… il était… si près !
il était peut-être si près, mais il faut croire qu’il y avait encore du boulot…. (hum) 🙂
😏 🙄 🤗