Le petit peintre ne peint plus. La raison ? chagrin d’amour, ni plus ni moins : la plus jeune des Morisot, la trop belle Berthe, non contente de piétiner son cœur (métaphoriquement, s’entend) a trouvé bon de s’amouracher de Bel Ami en personne ! Et que peut-il faire, lui, avec pour seule arme ses brosses et ses fusains, contre la moustache en croc et l’œil ténébreux de Maupassant ? Il a eu beau tenter le dédain, la colère, la moquerie, l’appeler (en cachette) Bête Morisotte, rien n’y fait. Il est mordu, et sévère !
On l’a dit, il ne peint plus : dans les couleurs mêlées de sa palette délavée, il voyait ses yeux et ses cheveux à elle ; sur ses toiles blanches il l’apercevait en esquisse ondoyante et moqueuse. Pire s’il crayonnait un croquis, c’est l’autre qui apparaissait, glissant entre les détours de la mine de plomb : le bien nommé Maupassant, le mauvais passant, le bellâtre maudit qui lui avait volé son amour !
Vivre à Paris dans ces conditions ? Impossible : sortir, c’était risquer de les croiser sur les boulevards, dans les guinguettes, et, évidemment s’interdire de voir la bande des Manet ou la clique à Renoir.
C’est pour cela qu’il est parti. Direction la Belgique, malgré tout le mal que Baudelaire en a dit. Là, il espère retrouver son calme et sa sérénité. Hélas, après un voyage plus mouvementé que prévu (il ne pensait pas la Wallonie si vallonnée), il n’est arrivé à Bruxelles que pour constater qu’il avait amené son spleen avec lui. Dans chaque fiacre qui trotte entre Woluwe et Saint-Gilles il imagine le couple blotti ; la moindre jupe qui vole sur le pavé d’Ixelle, c’est elle ! Le premier chapeau claque qu’il aperçoit, il le voit irrésistiblement posé sur les mèches en accroche-cœur de son rival ! Il a arrêté l’absinthe, où les yeux verts de son aimée se reflétaient cruellement ; il n’ose se risquer aux épaisses bières locales, dont l’ambre et l’anthracite lui parlent des lourdes boucles de sa belle. Bref, toute la ville conspire contre lui, de la plus banale plaisanterie échangée en brusseleir par deux badauds qui lui parait parler d’eux et de lui, jusqu’à la lueur pâle des becs de gaz qui allume des sourires moqueurs dans les yeux des clients des cafés de la place du Jeu de Balle !
Alors il fuit les larges rues et les grandes salles des brasseries où l’on ripaille et se réfugie dans la lecture. Mais pas n’importe laquelle ! Car il a bientôt découvert dans les théories anarchistes un curieux antidote à son grand chagrin : sitôt qu’il lit Ni Dieu ni Maître, sa souffrance diminue ! Alors qu’il n’était pas trop communard ni très partageux, voilà qu’il dévore les feuilles interdites de Dave, Marx et Hins, et, se souvenant des conseils de Pissarro, achète chez un libraire de confiance les œuvres de Darien. Encore quelques chapitres et son Grand Soir arrivera un beau matin, lorsque la révolte du libre peuple des compagnons le libérera de son chagrin d’amour !
Mais quand, pour mesurer le succès de sa médication, le peintre amoureux jette un œil sur la presse bourgeoise, tout flanche : au moment même où il s’abîme les yeux dans les pages noircies d’encre du journal, il (hélas) lit Berthe et Guy dans le Peuple.
***
Un tableau célèbre (celui-ci) s’est caché à la fin de cette historiette, saurez-vous le retrouver ? Pour le besoins de la cause, j’ai promené mon petit peintre un peu au hasard de la chronologie et de la vraisemblance. Pour ceux qui veulent savoir, voici l’opinion de Baudelaire sur la Belgique, Berthe Morisot, Guy de Maupassant, l’anarchie belge, et le journal Le Peuple.
Illustration : Réveillon 1912. Agence Rol, BnF/Gallica.
la question reste : avait-elle des grands pieds ?
il suffit de contempler son autoportrait debout devant une pleine marmite de ragout, fourchette à la main : « Berthe, ogre en pied ».
🙂
Pauvre Eugène ! c’est terrible l’amour quand il n’est pas partagé !!!
Et le pire, c’est que ça le gène,l’Eugène !
🙂
bien trouvé et preum’s, gibulène !
je pense qu’Eugène avait en Berthe sa croix 😉
J’adore Berthe Morisot, mais elle n’a pas eu la postérité qu’elle méritait. On jugeait ses sujets trop féminins. J’en ai peuplé mon endroit à moi.
Artiste femme, donc sujets féminins… la qualification ne date pas d’hier et continue, hélas, aujourd’hui 😦
J’avoue que je ne lui rend guère hommage dans ce texte, où (c’est pareil pour Maupassant d’ailleurs) elle ne passe que pour alimenter le jeu de mot final.
Les paroles d’une chanson me viennent: « le peintre est amoureux, il a plein de problèmes, il a un grand « je t’aime » qui lui barre les yeux et dans chaque tableau il déclare sa flamme à l’impossible femme qui hante ses pinceaux »… 😉
« Le peintre est amoureux
Son génie l’abandonne
Il ne voit plus personne
Il a le coeur qui pleut »
Serge Lama !
Alors là, voilà un beau clin d’œil à mon univers, cher « Carnets ». Pour le tableau, un peu d’amusement et de guindaille du côté du « Moulin de la Galette », peut-être ? Mais pas sûre du tout. Pour le reste, l’ambiance ! Maupassant a détesté les Belges, Verlaine et Rimbaud s’y sont battu, Hugo s’y est réfugié mais il n’avait pas d’autre choix ! Cette amourette entre Guy et Berthe est palpitante et on sourit même si le pauvre peintre exilé des cliques noie son chagrin dans les gazettes locales et le spleen de son concurrent. A part ça, dites-moi, vous connaissez le bruseleir et la place du jeu de balles ? Alleï, got verdoem, Manneke, pas de carabistouilles entre nous, à bientôt pour une bonne pinte dans un de nos caberdouches préférés, dis maï, une fois !
Merci Anne ; non, je ne connais pas le Bruseleir (mais quelques bières belges et certains bons poètes du lieu), j’ai tout piqué sur un plan de Bruxelles et dans ouiki
En vrai, il me fallait cette ville sympathique pour que mon héros puisse lire Le Peuple dans la dernière phrase !!
🙂
Je dirais même plus: une crasse pinte !
Non peut-être !
« La liberté guidant le peuple », ce si beau tableau revu lors de l’ouverture du musée « Louvre-Lens », on se dit qu’un Facebook mettrait Delacroix sur lui – comme pour se Courbet devant dame Censure – heureusement je ne suis pas abonné à ce « réseau social » (et non socialiste).
Beau feuilleton que celui-ci, galopant d’allusions littéraires, picturales, géographiques, culinaires en digressions à double sens : mais la Belghic est, dans son genre, une terre d’accueil et de bombance. 🙂
Merci Dominique.
La liberté n’était plus là lorsque j’ai visité le Louvres-Lens (mais le peuple de visiteurs – un peu clairsemé- , oui)
🙂
Des mille manières de l’histoire
réveillons ou révolutions
de grands chemins en grands boulevards
je dirai ce qu’on sait déjà :
si les temps changent, les chagrins veillent
et les coeurs s’habillent pareil
la vie multiplie les décors
et les corps s’y cherchent encore.
Belle fin de journée, m’sieur l’dodo.
Et merci toujours pour les mots. ;o)
Merci Caroline !
Ce texte fourmille de noms de peintres à l’exception de l’amoureux transi de Berthe.
je vois que d’autres ont déjà trouvé son nom.
C’est tout un univers où les gens semblaient bien se connaitre.
Dans le tout petit monde de la peinture parisienne du XIXe siècle, il était certainement plus facile de connaitre tout le monde !
oui, j’ai un peu lâché la bonde du « name-dropping », avec des célèbres pour accentuer la vraisemblance et des inconnus pour qu’on s’intéresse à eux. 🙂
Darien l’anarchiste , par exemple, je l’aime beaucoup et j’aime bien croire qu’on le relira un peu grâce à moi !
Encore bravo pour ce nouveau volet remarquable !
Merci Frog !