En attendant le Vincennes-Océan

6-8-23 - plage de Deauville [enfants]Agence Rol - Bnf

Décor : la mer. Personnages : un môme en maillot, une mioche en maillot, leur grande sœur en maillot.

[la mioche, à sa grande sœur :]
« Anne, sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
– Ben non. Je ne vois que la vague qui ondoie…
– C’est bien sûr, rien que la vague ? Rien d’autre ? Pas un hareng ou un pingouin ?
– Définitivement non. Rien que l’eau qui verdoie…
[la mioche se tourne vers le môme]
– Elle est miro sans ses lunettes, c’est rien de le dire ! Dis, ils doivent être là quand, Jacques, les gars du Métropolitain ?
– Fichtre, je sais pas. D’ici l’aube, j’imagine ; c’est une longue ligne, la Vincennes-Océan. Pas sûr qu’ils la terminent cette nuit.
[une vague s’avance et roule sur le sable]
– Génial. D’ici là il va nous pousser des branchies.
– Hé bien comme ça on pourra profiter de la marée haute vue d’en dessous.
– Imbécile ! Enfin, il va peut-être bien falloir. Attendre, je veux dire. [la mioche montre leur sœur du doigt] On n’peut pas la ramener dans c’t’état.
[sœur Anne, murmurant :]
– … Je ne vois que l’éternel troupeau des moutons qui paissent l’immensité qui bleuoit.
[le mioche]
– Keskeldi ? des moutons ? Et des brebis, y en a pas ?
[sœur Anne, même jeu :]
– …l’infinitésimal miroitement de l’horizon qui tremblotoit…
[la mioche :]
– Mais on ne peut pas la laisser comme ça, elle va finir par faire des saltos dans l’écume ! Dis-lui, toi !
[une vague, même jeu]
– Non. Laisse-la tranquille, et laisse-moi tranquille itou.
– Oh, bien sûr, Monsieur est trop occupé à réparer le petitanic.
– Parce que c’est moi qui ait fait tomber un glaçon dessus ? Tout cabossé, qu’il est !
[un temps, puis la mioche, au môme]
– Qu’est-ce qu’on peut faire ? J’veux dire, pour elle.
– Rien. Elle espère, elle meuble. Elle rêve de valse, de mazurka et de ballet.
– Sérieux ? A ce point ?
[une vague, puis une autre, même jeu]
– Toujours, quand elle a forcé sur la carafe de pinot à la pension.
– Un jour, à force de tremper, la marée l’emportera.
– « Vague, vague, emporte-la, vague, vague, rapporte-la, lalalalaaaa »
– ‘Xactement, fiche-toi de moi en chanson, c’est le moment ! Tant pis, je la réveille ! [la mioche se tourne vers sa sœur] Hé, à quoi ça rime de t’user les yeux dans les cieux, ma sœur Anne ? Même si les zazous du métro t’inviteraient, si tu crois qu’les parents vont te laisser aller au bal à c’te brasserie de la Rotonde ? hé bien bernique ! Ce que tu te goures, sœurette, sœurette !
[Un temps. Trois vagues passent, montent jusqu’aux mollets du môme. Sœur Anne mumure:]
– …Yacht, zéro ; yawle, nada ; canot, nib de nib. Pas une voile, pas une rame à l’horizon…
[Elle se secoue et dit d’une voix ferme:]
– Z’avez raison, salsifis d’attendre comme ça. Marre de poireauter les pieds dans l’eau. Toi aussi, petite sœur ? Et le grand Jacques ? Marre aussi ! Vous savez quoi ? On file au port et on rentre à Dijon en changeant à Poissonnière !

[Ils sortent. La mer se retire]

fin.

***

Pour l’agenda ironique de septembre fallait mixer une “Promenade sous terre” avec les mots suivants : métropolitain, pingouins, brasserie “La Rotonde”, salsifis, “Ici l’Aube !”, infinitésimal, Jacques Lacan, et ballast, associée avec l’image ci-dessus accompagnée des mots meuble, pinot, brebis, salto, “Bernique !”, inflammatoire [celui-là s’est fait porté pâle], Jacquemart (de Dijon) et ballet. Pour jouer, j’ai opté pour un dialogue alphabétique.

illustration : « Plage de Deauville, Enfants et jeune fille jouant dans l’eau, Photographie de presse, Agence Rol, 1923. gallica.bnf.fr

60 commentaires

      • Je ne sais pas si tu réalises que quand tu « cèdes à la facilité » comme tu dis, pour certains c’est la traversée du désert 😀 😀 😀

        • j’ai aussi mes déserts, mais comme je ne les publie pas ils restent incognito et désertiques !
          🙂
          le secret, ici : j’ai longtemps llongtemps regardé la photo, jusqu’à ce qu’elle me raconte une histoire.

          • on a tous nos recettes 😀 pour tout te dire je n’avais pas calculé la photo, j’ai rattrapé le coup en cour de route….. mais quand par hasard je fais un texte, s’il ne « sort » pas en 10 minutes je sais que c’est râpé. Mais je prends peu de risque tant qu’on reste dans le farfelu de notre agenda 😉

  1. Cet alphabet (son utilisation verticale et vertigineuse) nous laisse bouche bée…

    Oui, la photo était le « starter » – celui qui n’existe plus sur les autos – indiqué, il suffisait de se laisser porter par les vagues !

    En attendant, la ministre Borne se demande quand vont commencer les travaux de cette ligne de métro rivalisant avec la liaison ferroviaire Paris-Londres… 🙂

  2. Ici sœur Anne en justaucorps qu’à rien vu venir, ni le Dodo qui venoit, ni le bal qui perdoit, ni le rameur qui canoat d’ailleurs ça n’avance pas ce canoat. Bravo Dodo : la sœur, elle bat l’beurre !

  3. Chapeau (bis), Carnets ! Alors moi je n’avais pas remarqué le jeu sur l’alphabet, c’est dire si c’est fait artistement ! J’aime beaucoup ta scène, je le verrais bien jouée, et toi, vraiment tu es doué.

  4. Ha qu’on doit souffrir quand on est si doué !
    Ha que ta modestie doit être humiliée !
    O muse des poêêêêteuh quand tu descendras des cieux
    N’oublies pas de remplir d’inspiration mes petits souliers !
    Et leclerc quand ferez vous des promotions sur le talent
    Que je puisse au moins mesurer ce qui me séépare
    De cet admirable firmament , au moins apprendre à compter mes pieds
    Un , deux.

  5. Eh bien ! Beau défi, brillamment relevé, et le tout est à la fois tendre, touchant et plein d’humour 🙂 Les réflexions de cette sœur Anne font preuve d’une vraie poésie méditative. Une belle façon de donner une nouvelle vie et de nouveaux sens à une vieille photo !

    • Merci ; soeur Anne s’est invité parce qu’il fallait bien quelqu’un pour entamer l’alphabet ; mais il est vrai qu’elle poétise à merveille (dans un genre un peu évaporé). Je me suis bien amusé (et un peu arraché les cheveux (surtout quand il a fallu placer Lacan et le ballast)

  6. Bon jour,
    Quand le pingouin fait son apparition à la troisième ligne on se dit qu’il y a comme un fil d’Ariane qui ne se lasse pas d’entrecroiser les histoires les unes aux autres comme un filet de haute mer qui l’air (l’aire ?) de rien fait peut-être la pluie et le beau temps … et de beau temps les trois personnages posent pour des dialogues dont la tenue ensoleille le lecteur admiratif que je suis dans sa modeste version humaine non marine mais qui jubile aux teneurs de ce langage tout d’authenticité et c’est ce qui fait la force de ce dialogue haut en couleur même si c’est écrit en noir et blanc et dont l’épilogue est à la pointe du Raz ce que le soldat de plomb est à l’étain : brûlant d’évidence : [Ils sortent. La mer se retire] … de fait, je fais en sorte que je me retire … 🙂
    Max-Louis

    • Merci Max-Louis ; les contraintes superposées ont donné un résultat qui me surprend le premier !
      [la mer se retire] : je ne pouvais pas laisser toute cette eau seule en scène ; qu’aurait dit le pompier de service ?
      🙂

  7. Et moi moi je m’incline
    et moi moi j’aime la danse
    de ce gars qui les aime
    je parle ici des mots
    tellement qu’il les invite
    et ça, fois après fois
    sans gloire ni mérite
    à danser tout leur soûl
    rien à faire, je persiste
    tu les aimes et ils t’aiment
    et on sent à la fois
    le sérieux et le fou
    le rire dans la barbe
    et la passion ardente
    si c’est pas ça l’amour
    alors bah bah bah bah..
    et je signe
    et woilà..
    contente que tu sois là.

  8. A reblogué ceci sur PLANETE NEMESISet a ajouté:
    Mes petites presses favorites s’animent en cette belle nouvelle saison. Et je découvre de nouveaux fils de pensées avec un ravissement non dissimulé. Et ce matin, je découvre les notes des Carnets Paresseux laissées là sur la toile, pour notre plus grand agrément. Merci à l’auteur, je prendrai plaisir à visiter vos pages.

  9. Une visite par hasard et j’ai le grand plaisir de découvrir vos pages. Merci pour ces partages. Je présente parfois quelques unes de mes presses favorites. Je ne manquerai pas de présenter vos carnets. Bravo pour ce texte.

  10. Quelle imagination ! Quelle littérature. On ne s’ennuierait pas dans les douves du château de Vincennes avec vous… en attendant que la mer nous prenne et nous emmène. « Vincennes-Océan », j’adore, j’adhère. Faites construire ! Faites ! Voilà un paresseux au fait/au faîte de la littérature oulipoise/oulipienne.

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