Françoise et le bœuf perdu (acte 3)

acte 3

Françoise : Et une fois le pied de veau tourné en bouillon et dans la terrine, je poserais ensuite quelques brins de persils, les ronds de carottes, (tout bas) puis toi, le bœuf, en petit cube, et encore les autres carottes et enfin la cohorte des légumes qu’on recouvrira enfin du reste du bouillon tiède. Et puis vous passerez tous une pleine demi- journée dans la resserre, bien au frais.
Le bœuf : Naturellement, en bouillon passé au chinois, plus moyen de le découper en cube, le sabot.
Françoise : ‘Xactement. C’est pas pour dire, le bœuf, mais c’est un plaisir de cuisiner une bête aussi savante et sage que toi. Je te promets que tu auras fier allure quand tu arriveras dans la salle à manger sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent*.
Soudain, le pied de veau tape une série de tip tip tap top rythmée et rageuse.
Françoise : Quoi qui n’y a encore, lui ?
le pied de veau, même jeu.
le bœuf  : Permettez, j’écoute.
le pied de veau, même jeu.

Françoise : C’est encore long ?
le pied de veau s’arrête.

le bœuf : Alors, il a dit : « moi, ça n’est pas tant que je tiens à être découpé avec les autres, mais si c’est pour finir en gelée, vraiment, je trouve pas ça beau ! Je préfère retourner galoper dans les prés ! »
Le pied de veau file côté jardin [le spectateur l’imaginera filant trotter par champs et par vaux (ce qui est un comble pour un veau)].
le bœuf : Françoise, je veux bien être gentil et sage et serviable, mais tout de même si le sabot trouve ça moche et fiche le camp, et bien moi mon lit de gelée je l’ai pas, et alors quelle allure j’aurais en passant à table ? Bref, je ne voudrais pas mettre les pieds dans le plat, mais il n’est plus question qu’on me découpe !
Françoise : Oh ! Même pas un petit kilo de paleron ? Une grosse bête comme toi, tu ne t’en apercevrais seulement pas !
Le bœuf : Même pas ! Même pas une livre ! Et ne marchandez pas, nous ne sommes pas à Venise et on ne joue pas du Shakespeare !
Françoise : Mais que va penser l’ambassadeur ? Comme il va être déçu ! Madame dit souvent que les déceptions de l’ambassadeur sont légendaires.
le bœuf : Mais il ne pensera rien et n’en dira pas plus. Ces gens-là font ça très bien. C’est même ce qu’ils font de mieux.
Françoise, résignée : Bon, à la limite, je peux lui préparer des petits rochers en chocolat. De toutes les façons, sans pied de veau pas de gelée et sans gelée par de bœuf en gelée…
Le bœuf : Affaire réglée ! Voyons voir plutôt ce petit vin blanc dont vous parliez tout à l’heure, Françoise. Il a l’air fameux.
Françoise : D’accord, mais pas plus haut que le bord… (Ils trinquent)….
Les carottes : Hé, mais laissez-nous z’en z’un peu !
Françoise, effarée : Vlatipa qu’les carottes causent !
Le navet : Bien entendu qu’on parle ! et qu’on boit ! et qu’on ne va rien laisser !
Françoise, effarée : Pi vlà l’navet qui s’y met !
le chœur des légumes : Et pourquoi non ? Tout ensemble, tout devient possible, c’est bien vous qui l’avez dit, Françoise, non ?
L’oignon sort autant de verres qu’il y a de convives. La gousse d’ail et le céleri s’emparent du panier à bouteilles. Le pied de veau revient, côté cour, avec le tire-bouchon. Ils trinquent.
le bœuf : Et s’ils en laisseraient, je le finirai. Comme vous avez dit, Françoise, il s’agit que je devienne comme une éponge, et que je boive tout jusqu’au fond*.
Françoise, cramponnée à son verre, attrape une bouteille : Et puis zut, après tout, j’ai ben vingt ans de service, je ne vais pas laisser ma part aux anges ! Tiens, pas la peine d’l’r’chercher, voilà déjà un blanc qui s’ra pas perdu.

Ils trinquent, tous et tout ensemble.

 

Le rideau tombe, pour de bon.

 

 

* * *

Les recettes littéraires associent cuisine et écriture.Jourd’hui, suite et fin du Boeuf en gelée. Les phrases asterisquées* sont empruntées à Marcel Proust. On admirera l’imagination d’Almanito qui avait deviné la fin presqu‘avant moi.

Illustration : Agence Rol, les boeufs à la mode du carnaval de Nice, 7 février 1925. Bnf, dpt des Estampes, Gallica.

 

31 commentaires

  1. Hou Hou, la colère de l’ambassadeur ! C’est sûr que l’chocolat va tourner aigre et la marmite rancir du bouillon. Ca promet si la cuisinière se pochtronne avant de servir. Mais comme l’histoire finit bien, l’ambassadeur n’a qu’à aller visiter la ligne Maginot, le pied de veau au jardin, le bœuf au pré et les vaches seront bien gardées.

    • En effet, il risque d’être chocolat, l’ambassadeur ! 🙂
      Mais pourquoi la ligne Maginot (qui n’était même pas un rêve d’Etat-Major quand m’sieu Marcel imagina ce repas) ?

  2. Ensemble, tout devient possible. Même les moutons sont d’accord, sauf qu’y a pas de moutons dans l’histoire et que le pied de mouton ça se ramasse après les gelées, nom d’un broquichou !

  3. C’est pas gagné malgré tout, voilà que les fèves de cacao (remplies d’une amertume bien compréhensible) s’insurgent et refusent catégoriquement de faire le voyage en vue de satisfaire la réception de l’ambassadeur…
    (merci pour le clin d’oeil Carnet)

    • Sûr que si le cacao refuse d’embarquer, la déception de l’ambassadeur ne connaîtra plus de limite (à moins qu’il n’en planque un petit pochon au fond de sa valise diplomatique ?)

  4. Ah ! voilà une fin qui réjouira les végétariens…assister au supplice de ce pauvre boeuf aurait été par trop insupportables.
    Les déceptions de l’ambassadeur : mouahaha !
    J’ai vraiment aimé ce dialogue complètement burlesque et ubuesque.
    Proust, lui, a dû changer de côté dans son cercueil, quand même…
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • Disons que j’ai un peu de mal à décrire en détail le découpage d’un bestiau…
      Sinon, Proust, fâché ? J’ai pourtant noté tout ce qu’il avait écrit à propos de son fameux boeuf en gelée… pas de ma faute s’il y avait des trous et que j’ai du compléter !

    • Merci ! Je crois bien que c’est ma première pièce de théâtre. Je passe mon tour sur la recette du boudin (noir ou blanc ou monochrome), mais si Madeleine et Léonie veulent proposer d’autres recettes, j’étudierai toutes les propositions sérieuses 🙂

  5. Mais bon sang quelle bande de rebelles dans cette cuisine !
    Ils sont attachants au possible, tous ces « coalités » de l’apéro. Ils sont attachants mais pas au fond de la casserole.
    On a plaisir à les imaginer en liberté, courir dans la prairie, même si c’est en zigzag, avec un p’tit coup dans l’aile.
    Quoique je me demande comment je vivrais le fait de rencontrer un pied de veau qui court, même s’il court en ligne droite, dans un champ. Et si en plus il a une aile…

    • Merci Jo ; c’est vrai, trotter par les champs et boire un coup de trop, il faut choisir !
      sinon, les pieds de veau qui courent vont plutôt par quatre ; mais le pied z’ailé, c’est plutôt Mercure, me semble… ; donc quatre pieds de veau z’ailés, ça fait… huit z’aîles et combien de Mercure ?

  6. Bon jour,v
    « Mais que va penser l’ambassadeur ? Comme il va être déçu !  » Suis un tantinet déçu de la fin quand j’ai lu les bons morceaux précédents pour me mettre le boeuf en bouche et là que nenni … quand la cuisinière se laisse attendrir, elle devient bonne pâte et nous voilà … chocolat 🙂
    Max-Louis

  7. On aurait bien envie de l’entendre celle-là, comme il en fut d’une autre il y a quelque temps de cela. En attendant, je lève mon verre à la tienne, Carnets!

    • Merci ! c’est quand même une image un peu terrifiante, non, ce pied de veau qui trotte solitaire à travers la campagne !

      j’ai bien ris (de veau) en écrivant cette recette 🙂

  8. Je me doutais que le boeuf serait sauvé in extremis 🙂 Mais c’est bien d’avoir également laissé la vie sauve au pied de veau (je ne donnais pourtant pas cher de ses jeux de claquettes :-))

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