Si vous trouvez ce carnet – et si vous lisez ces mots, c’est que vous l’avez trouvé – essayez de prêter attention aux trois conseils de la première page. S’il m’arrive ce que va probablement arriver (en fait, ça a du m’arriver puisque maintenant c’est vous qui tenez le carnet), peut-être ce récit sauvera-t-il d’autres lecteurs. Mais je me rends compte que j’adopte un ton un peu mélodramatique. Recommençons plutôt au début.
Je l’ai trouvé là, posé sur la banquette en moleskine rouge bordeaux du café. Mise à part la patronne qui rougonnait près du percolateur en vidant inlassablement ses carafes dans l’évier, il n’y avait personne d’autre que moi. Curieux de tout et sans penser à mal, je l’ai pris et je l’ai ouvert : sur la première page était dessinée une étoile bleue. Les autres pages, que j’ai d’abord cru encrées d’une curieuse palette de teintes indécises, étaient couvertes d’une pagaille de pattes de mouche en folie : gribouillis ou écriture codée ? Évidemment, à partir de là c’était réglé comme du papier à musique : il fallait que j’en cherche la clef. Je ne pouvais tout de même pas rester là-devant comme une pintade devant un portrait d’Arthur Rimbaud.
Autant l’avouer, c’est vite devenu un peu obsessionnel : je l’ai promené avec moi au parc, au pied des statues indifférentes. Je l’ai compulsé jusque dans ma salle de bain. Renoncer ? Non, même si je commençais à me dire que je trouverais la solution quand les poules auront des dents…
Et puis un beau jour, les pattes de mouche se sont mises à former des signes et j’ai soudain pu lire la première ligne, puis la seconde. J’avais décroché la lune ! La première ligne conseillait ceci :
Si j’étais toi, je ne me lirais pas.
La deuxième donnait un second avis :
Si j’étais toi, je ne m’écrirais pas.
La troisième ? Elle dit celà :
Si j’étais toi, je ne me dirais pas.
Là, je me suis murmuré :
Si j’étais toi… tais-toi.
Puis j’ai replongé les yeux sur la page : les signes, d’abord pâte de gribouillis informes, s’alignaient à mesure, s’organisaient devant mes yeux. ils formaient un long fil sans fin apparente, égrenant des histoires de vies sans histoire mais diablement vivantes. Au long de la lecture, des noms s’inscrivaient : Marie, Emmanuel…
Et puis, voulant vérifier un mot lu trop distraitement, je suis revenu une page en arrière ; las, le texte avait disparu, refondu en une pâte grise… alors j’ai pris mon crayon et j’ai commencé à recopier ce que je lisais, ligne à ligne. Pour me faciliter la tâche, j’ai lu à haute voix, comme pour me faire une dictée.
Quelques pages plus loin, je me suis dit que si ces vies inconnues étaient écrites ici, pourquoi ne pas y ajouter la mienne ? Qu’est-ce qu’elle avait de moins ou de plus que les leurs ? Alors, entre les péripéties de leurs petites aventures quotidiennes, j’ai intercalé mes propres faits et gestes.
A force de lire et d’écrire, je me sentais tout léger, euphorique, comme si je m’imprégnais de la vie des vies que je lisais. Et qu’en même temps, ma propre vie glissait vers le carnet, donnant vie aux vies écrites. Alors, j’ai compris, comme on accepte une évidence longtemps cachée, que les lignes et les signes avalaient ma petite vie sans histoire. Que si je continuais, comme Sasha, Max et les autres avant moi, mon existence se dissoudrait dans l’écriture, qu’au bout du conte l’histoire me digérerait.
Mais comment en avoir le cœur net, sinon en continuant la lecture ? J’écrivais et je lisais encore et toujours. Les noms et les petits événements se succédaient toujours et encore. Comme soulagé de moi-même, plus j’avançais dans le carnet moins la menace m’inquiétait ; tout cela me paraissait banal et anodin : lovées dessous la couverture, les pages ouateuses m’accueillaient mieux que le monde. Pas la peine de jouer la Blanchette devant le loup à attendre l’aube : le carnet était un refuge douillet où je vivrais toujours, à condition – parce qu’il faut toujours qu’il y ait une condition pour tout compromettre, tout gâcher – à condition qu’un autre prenne un jour son tour de lecture.
Ce que je suis devenu, vous devez vous en douter : c’est vous qui avez le carnet, maintenant. Et puisque vous lisez ces lignes, il est clair que vous avez dédaigné les trois conseils, vous aussi.
* * *
Pour commencer l’année, un petit mélange : l‘à vos claviers de l’atelier sous les feuilles, le jeu du mois chez La Licorne, l’agenda ironique étoilé de Victorhugotte, et une idée que Max-Louis Iotop m’a glissé dans un commentaire, l’autre jour.
L’image ? l’étoile du jeu de tarot à enseignes italiennes dit tarot Noblet, Bibliothèque nationale de France.
Joli combiné -un truc de paresseux encore, mais ça marche! – qui mérite qu’on se laisse, à son tour, dévorer par le carnet pour le plaisir de te lire 😉
un vrai truc de paresseux : additionner les contraintes diminue les difficultés- enfin jusqu’à un certain point 🙂
Fascinant – je suis bluffee! C’est du grand Carnet.
merci Victorhugotte !
j’ai un peu triché avec l’agenda ironique,le poème « si j’étais toi » s’arrête au bout de trois vers 🙂
Envoûtante lecture, particulièrement ici, mais c’est si bon de se fondre dans un livre…
Merci Almanito ; l’idée de départ proposée par Max-Louis était très tentante !
Voici un carnet qui vous veut du bien mais surtout, n’y touchez pas, ne le lisez pas, n’écrivez pas dessus car…
L’étoile est bleue comme un soleil.
Je suis bluffée moi zaussi !
Merci Jo ; en effet, il ne faut jamais écrire dans un livre…
et ne pas le lire et ne pas en parler, c’est encore plus prudent… 🙂
😀
Bon jour,
J’adore 🙂 Il y a ce défilement et tissage de la narration qui étape par étape nous fait un « gainage » comme presque ensorcelé et la fin du texte nous prouve tout à fait ça.
Et puis j’aime aussi cet « effet pintade » : » Je ne pouvais tout de même pas rester là-devant comme une pintade devant un portrait … »
Max-Louis
Dans la première version, c’était la poule qui était devant le portrait de Rimbaud, mais comme elle devait revenir avec des dents, ça faisait un peu trop de poules d’un coup !
Alors la pintade a gentiment accepté de faire un petit retour 🙂
Trop tard nous sommes tous contaminés par ce virus de décryptage 🙂
hé oui, janvier est la saison des grippes 🙂
mais faut-il se vacciner contre la lecture, l’écriture et la rêverie ?
Au début je me suis demandé ce que tu avais ingéré comme substance et puis je me suis laissée prendre au jeu moi aussi et c’est drôlement bien écrit et bien fait. Bravo Carnet pas du tout paresseux.😊
« ingérer des substances » ? Et si je précise que j’écris à jeun, c’est pire, non ? 🙂
merci de ton passage Asphodèle !
Je salue la prouesse d’avoir réussi à participer à plusieurs défis à la fois ! Et je trouve l’idée géniale, l’écriture a un sacré pouvoir !
merci Estelle ; comme répondu plus haut (à Narine&crayon), bizarrement, additionner les défis réduit les difficultés ; les contraintes resserrent le cadre, et il suffit d’une seule idée (qu’en plus Max-Louis m’avait aimablement soufflé)
🙂
Eh ben…quatre défis relevés en une seule fois…c’est pratiquement du D’Artagnan…
Tu es le mousquetaire de l’écriture, le Rimbaud du stylo et le Paresseux (prolifique) du Carnet…
Bravissimo !
Conseils ou pas conseils…on te lira toujours avec délectation ! 🙂
Merci Licorne !
Belle idée que ce carnet envoûtant et voyageur. J’avais commencé à écrire une histoire de ce genre, il faudrait que je retrouve le carnet…
oui, il faut retrouver ce carnet ! je lirais volontiers cette histoire…(et promis, je ne gribouillerais pas entre les lignes 🙂 )
Dimanche matin. Il fait encore nuit. Les gens sont encore dans les bras de Morphée. C’est le meilleur moment pour ouvrir un vieux Carnet aux pattes de mouche numériques.
Jubilatoire !
Bon dimanche.
Merci Andréa 🙂
J’aime beaucoup. Un commencement d’histoire à la « Stephen King ». Une belle matière à travailler, que ces quelques paragraphes. Bravo !
Merci Clovis ; j’avoue que ces quelques paragraphes m’ont fait retordre du fil ; et au bout du compte, je ne sais pas encore trop quelle(s) histoire(s) ils racontent… Mais si Stephen King veut bien prendre la main, je lirais la suite avec plaisir !
On a rien sans peine mon ami, et ceux qui s’imaginent qu’écrire est une sinécure, se trompent fort, très fort ! 😉
en effet, écrire n’est pas une sinécure… mais tant que ça reste un plaisir, ça va 🙂
On attend un éditeur qui publierait des palimpsestes… 🙂
excellent ; à la grande rigueur, un éditeur de carnets à pages blanches ferait l’affaire (mais faudrait suppléer par un supplément d’imagination)
Il doit y avoir un Borges dans ce carnet, Mr Carnets ;o)
Je crois avoir vu un Jorge Luis dans la liste des prénoms qui défilaient !
Mais quand même, Borgès, dans les carnets ??
🙂
mystérieux à souhait ….
Encore un coup de la pintade ? De Cortazar ?
Bisessss
Merci Valentyne ; la pintade n’y est pour rien. Elle n’est là que de passage, en voisine… 🙂
Comme j’arrive après tout le monde, je ne peux que te dire que je suis d’accord avec ceux qui sont d’accord pour dire que tu t’es surpassé.
Enfin non, pas surpassé, parce que c’est toujours comme ça avec toi : de l’excellent….
Merci !!
ça n’est pas une course, le principal, c’est de passer lire à un moment ou à un autre 🙂
Mon problème, c’est « le moment ou à un autre »… Le concept de temps est, je trouve, très subjectif.
Ce carnet diabolique savait parfaitement qu’en nous déconseillant de le lire, il nous inciterait à le faire, le pervers…
Tout l’inverse des champignons et des flacons d’Alice 🙂
Diabolique, c’est le mot ! je devrais peut-être renommer le blog « carnet diabolique », ou « diablement paresseux » ??
Ecrire avec une seule contrainte est déjà difficile pour moi, alors permet-moi de saluer la performance !
Et d’apprécier surtout la fluidité qui se dégage du récit. Bravo Carnets !
Merci Laurence ; en fait, empiler les contraintes balise mieux le parcours (il ne faut pas des contraintes trop diaboiques non plus) et, curieusement, ça peut aider à libérer l’écriture.
Je me suis noyé dans ce texte, on y met d’abord un orteil, puis le pied et on est englouti.
Encore une belle page de carnet.
Merci Dominique !
épineux, épineux…
du genre catch vaintedeux…. ;o)
… finir digéré par les mots
digéré par l’histoire…
faute de s’être méfié
assez longtemps ou assez…
s’être dissout entre les lignes
après s’être soi-même lové
dans les pages ouateuses
… refuge exquis s’il en est un…
tant qu’on est lu…?
en fin de conte, comme souvent
une autre lancée aux relents
josephellerichiens… ;o)
Encore la pintade ? Décidément…
Je salue également le génie diabolique de combiner plusieurs défis.
Un peu fantasque, on se laisse bien prendre dedans ! Le sujet pourrait même être exploité dans une série
toujours la pintade… elle est partout 🙂
Help! Help ! Je change de sujet, mais j’ai une question brûlante: demain est la fatidique date butoir pour les participations de Janviers. Or, je viens de découvrir (je croyais m’y prendre à l’avance) qu’il faut un compte « business » pour pouvoir créer des sondages. Moi je n’ai qu’un compte « Personnel » et ni envie ni besoin de payer plus. Alors quoi faire ?
non, j’ai un wp banal (pas du tout bizness) et les sondages sont dans :
colonne tableau de bord
onglet feedback
– sondage
et voilà !
pheww! Merci. Je crois que j’y suis arrivée.
🙂
[…] C’est l’heure de lire, et de voter parmi les participations qui suivent en ordre alphabétique : Carnets Paresseux : https://carnetsparesseux.wordpress.com/2018/01/20/11922/ […]
[…] Manuraana’s blog La danse de Sasha, par Laurence Délis du blog Palette d’expressions Tant pis si vous n’y croyez pas, par Carnets paresseux Lettre à C, par Valentyne du blog La jument verte Sur ses paupières et Un […]
je me suis trop éloignée de ta sphère et de celle de tes amis pour comprendre les défis qui t’ont conduit à écrire ce texte. Mais quelle importance puisque j’ai pris plaisir à le lire (perplexe) puis à le relire (réjouie). Je fais donc partie de ceux qui ont fait fi des 3 consignes données comme un avertissement des plus menaçants (les avertissements le sont souvent, en fait ! 😀 ) Braver les interdits de la sorte est encore dans mes cordes, surtout lorsqu’ils sont comme ici, vecteurs de plaisir. Bisous Dodo.