Rien d’assez solide

…Mais je vois bien que la question qui vous trolotte insidieusement dans le ciboulot, c’est pourquoi moi, je vous raconte cette histoire… Alors disons-le tout net. C’est juste pour passer le temps, rassurez-vous. Je n’ai rien à vous vendre. Non, pas de plan secret, pas d’agenda caché comme on dit mal dans les mauvaises traductions de roman policier américain.

Même si, réfléchissez un peu, ça pourrait en intéresser plus d’un, cette histoire de pintade qui voit le monde… pas le piaf maigrelet et laid de plume pour lui-même, bien sûr, mais au delà : politicien, militaire, commerçant, contrôlez la pintade, et vous contrôlez le monde. Enfin, le monde qu’elle projette. Ou, pour mieux dire, si vous êtes sceptique, en tenant cette espèce de fausse pintade vous avez barre, à tout le moins, sur les gens qui croient que leur monde n’existe que grâce à l’oiseau . Non ? ça ne vous tente pas ?

Ah, vous en faites une tête ! Il faudrait que vous vous voyiez ! Mais vous pensez bien que je plaisante ! Une blague inoffensive, un peu idiote, je vous l’accorde, juste pour passer le temps. Imaginez une seconde ces paysans, là-haut, dans leur arrière-pays paumé ! Qui voudrait avoir le moindre pouvoir sur ces ploucs et sur leur trois cailloux ?

Eux bien sûr, on comprend mieux qu’ils soient discrets. Que même leur « si tu le vois c’est que que c’est là » ils évitent de trop le dire devant des gens instruits. Forcément, laisser croire qu’on croit que le monde existe grâce au coup d’œil d’une pintade !
Oh, il y a de quoi rire !

Enfin, de quoi rire, surtout quand on est assis ici, au soleil, sur une chaise paillée bien posée devant un guéridon en marbre avec un pied en fonte sur le bon bitume du trottoir, devant la plage et tous ses baigneurs et la digue le sémaphore et la marchande de glace.

D’ailleurs, vous allez le dire, tout ce qu’on voit ici, est-ce qu’ils croient que c’est aussi là grâce à leur poulet manqué ? Parce qu’imaginer un caillou, ou un nuage, à la limite, je veux bien croire que la pintade y arrive. Mais un boulon ? Une clef de douze ? Un autobus ? C’est un peu trop calé pour un piaf, non ? Et puis même si elle pouvait, théoriquement, on va dire ; pratiquement, ça porte à combien de kilomètres, le regard d’une pintade ? Pas trop loin j’en ai peur. Pas au-delà de leurs collines en tout cas. Alors les gros villages de la plaine, les bourgades le long du fleuve, est-ce qu’elles y sont pour quelque chose, les bestioles ? Et les inventions d’aujourd’hui, le fer à repasser, les gratte-ciels et le métropolitain ? Le chemin de fer ? le téléphone ? le quatre-vingt-et-un ? Est-ce qu’elles ont vue ça, les pintades ? Est-ce qu’elles l’ont imaginé ? Non, parbleu. Et pourtant ça existe.

Vous me direz, tout ça, et le reste, si les pintades ne le voient pas, nous on le voit. Comme ils disent « si tu le vois, c’est que c’est là ».
Bien sûr.
Et si vous fermiez les yeux ils seraient toujours là, les petits fanions qui claquent au vent et les autos qui passent devant les grands hôtels.
Vous pouvez faire l’expérience.
Et encore là quand vous rouvririez les paupières, les avions dans le ciel et les bateau sur l’eau.
Mais qu’est-ce que ça prouverait ?
Que, sauf votre respect, vous n’êtes pas une pintade.
Et ça prouverait surtout qu’ici, on ne sait même pas qui est notre pintade. Enfin, nous, je veux dire vous et moi, on ne sait pas. Mais peut-être que d’autres savent déjà, où qu’ils sont sur la piste.

Non, je vous fais marcher. Bien sûr, je parle pour le plaisir de parler. Parce que moi, évidemment, je n’y crois pas ; Vous non plus. Mais – rien qu’un instant – songez voir qu’elle existe et qu’elle ferme ne serait-ce qu’un œil, notre pintade, qu’elle cligne de la paupière- ou que quelqu’un lui fasse froncer ne serait-ce qu’un sourcil ! Alors, quand vous aurez vu valser les baigneurs les plats du jour les chouchous, tanguer le casino ses roulettes et les parasols et les villas, disparaitre les usines d’espadrille et les sous-bock Cinzano, une fois évaporés – même une microseconde – le tramway et le kiosque à musique, vous reviendrez me dire si notre petit monde est si solide qu’on voudrait bien le croire.

 

 

***

Et voilà, c’est fini. Assez relu Cortázar pour ce début d’année. Illustration : Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, des poissons, des insectes et des reptiles, 1808, page 69. NCSU Library. Le piaf de l’image n’est bien sûr pas une pintade, mais un albatros.

31 commentaires

  1. « contrôlez la pintade, et vous contrôlez le monde  » sera ma réflexion du jour !!
    J’aime bien cette série « ceci n’est pas une pintade  » pour le côté Magritte en plus de Cortazar …

  2. Oh la la si tot le matin et me voilà à repenser méfiante aux pintades qui ont droit de cité sur la pelouse de King’s School dans l’enceinte de la cathédrale… De quels complots se sont-elles rendues coupables dans les conflits qui nous ont opposés à la perfide Albion ?
    Sinon méfie toi du mot septique, il a tendance à jouer des tours. 😉

    • il faut se méfier des piafs en tout genre…surtout s’il s’agit des pintades de King’sSchool !

      .:( …septique : oups, c’est corrigé, la pauvre pintade est redevenue une fausse sceptique. 🙂

  3. Et si nous étions tous des pintades, ?
    Et si nous l’ignorions encore, ?
    Oh la la, je crois que c’est possible, je ne vais pas en dormir de la nuit.
    Crois-tu que si je n’étais pas une pintade je le saurais ?
    Oh mon Dieu ! Mais quelle question viens-tu poser là, avec cet oiseau et son œil louche.
    Quand je pense à mon innocence d’avant ce texte, oh là là !
    Argh !
    😉

  4. Et si on essayait la même chose avec un dodo, ça donnerait quoi?
    En tant qu’espèce disparue, il nous donnerait peut-être à voir le passé?

  5. Bon jour,
    « vous reviendrez me dire si notre petit monde est si solide qu’on voudrait bien le croire. » Si ce n’est pas un pavé de pintade c’est bien imité, car tout est dit avec ce mot de la fin.
    Et pour tout dire, je suis un fan de cette pintade, là et merci pour ces moments de pintadeaux aux petits oignons 🙂
    Max-Louis

  6. Merci pour cette série tourbillon dans l’œil de la pintade. Je l’ai suivie avec passion, au rythme de ce tube interplanétaire: « Le rock n’ roll des gallinacées »!
    Quant à la fin qui fait tout valser, tant mieux, moi je préfère un monde dont on n’est pas sûr -ni qu’il existe, ni que la pintade le voie- mais qui danse. Amitiés matinales au dodo et sa commère pintade.

  7. Eblouissant ! Mais on est quand même dans la mou*se ! Au fond des campagnes pierreuses ou sur un bitume de (fausse) plage (avec chichis)…pauvre monde, pauvre nous, vive l’innocence de la pintade !

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