« Si tu le vois c’est que c’est là »

Non, ça n’est pas la raison.
Il faut vous dire que cette fausse pintade qui ne sait pas voler et que personne ne pourchasse passe le plus clair de son temps plantée sur ses maigres pattes à regarder le paysage. Faut imaginer son petit œil tout rond qui fixe le moindre caillou comme la plus haute colline. De l’aube à l’aube, elle se tient là, l’œil posé sur un pan de montagne ou une source. Et puis soudain, d’un mouvement de cou, elle braque un pied de vigne ou un troupeau de mouton. Et ça recommence, pour des matinées entières, des après-midi complètes.

Cette constance, forcément, a forcé l’attention des gens du coin. Qu’est-ce qu’il regarde, le piaf ? Ça, c’est facile, tout le monde peut voir ce qu’il regarde : des cailloux, des collines, des arbres et des moutons. Non, la vraie question, c’est pourquoi il regarde ? Là, c’est coton.

Une autre question que vous devez vous poser, c’est comment je sais tout ça. Est-ce que j’y suis allé, là-haut, dans ce patelin où personne ne va ? Est-ce que je l’ai vu de mes yeux vu, le piaf ? Ou bien est-ce qu’on m’a raconté cette histoire ? Et alors qui – un chasseur, un berger ? – m’a raconté ? Et de fil en aiguille, de pourquoi en qu’est-ce que, vous pourriez aussi bien vous demander pourquoi moi, je vous raconte tout ça, à vous. Disons, par politesse, pour passer le temps. Et puis des questions ne font pas une histoire ; au contraire, même. Avec des questions on a vite fait de défaire une histoire : et pourquoi ci , et pourquoi ça ? Et pendant ce temps le conte n’avance pas, s’ennuie, s’étiole et puis s’en va. Enfin, ça n’est pas le sujet, revenons à notre pintade.

Le dernier truc qu’il faut que vous sachiez, c’est que, tout tranquille qu’il soit dans son désert de cailloux où personne ne vient l’enquiquiner, il est peureux, ce piaf. Oui, un peu comme les autruches d’Australie, sauf que ça se passe ici, enfin, là-haut, et pas de l’autre côté du monde. Et qu’il ne s’enfonce pas la tête dans le sable, non. D’abord du sable il n’y a pas. Donc, à la place, il ferme les yeux.

Imaginez, un nuage qui passe, la brume, la nuit, l’ombre, tout lui fiche la trouille. Alors que la brume vienne, et hop notre prétendue pintade ferme l’œil ; fermant l’œil, elle ne voit plus l’arbre qu’elle zieutait. Et dans le même temps la brume avale l’arbre. Et plus personne ne voit l’arbre. Et à l’inverse, dès que la brume s’en va, l’oiseau rouvre l’œil. Et bien sûr, ouvrant un œil il voit l’arbre, ou le caillou, ou la colline. Et bien sûr, la colline ou le caillou réapparaissent miraculeusement.

Bref, pour les gens de là-haut, c’est le coup d’œil de la pintade qui rend visible l’arbre, le soleil, la source. Il suffit qu’elle regarde le couteau ou la pêche pour que la pêche ou le couteau existent. Qu’elle voit du foin, des brugnons, et voilà les foins et les brugnons. Qu’elle ferme l’œil, et il n’y a plus de couteau, de pêche, de colline. Rien.

Une fois expliqué, c’est tout bête. Vous le comprenez, leur « Si tu le vois c’est que c’est là » de tout à l’heure. Il prend tout son sens, non ?

 

à suivre…

 

* * *

Peut-être que j’ai trop lu Julio Cortázar ce début d’année. Illustration : Buffon, Histoire naturelle des oiseaux, des poissons, des insectes et des reptiles, 1808, page 268. NCSU Library. Le piaf de l’image n’est toujours pas une pintade mais un aigle de Montevideo.

34 commentaires

  1. Mdrrrrrrrrr on recommence à se triturer les neurones dès la première quinzaine de Janvier !!!! vais faire le point avec mon chat pour voir ce qu’il voit…. ou pas 😉

  2. Coucou….non suis pas la pintade……
    C’est issu de quel tome du Savoir Relatif et Absolu d’Edmond Wells as-tu aller nous donner ces investigations éclairées ?
    Mis à part ma question, j’ai bien aimé cette introspection et cette étude. 🙂

  3. La théorie selon laquelle nous inventons le monde à mesure que nous le parcourons serait donc réelle…
    Mais si chacun invente son propre monde, comment accorder tous les violons selon la même partition ? « Et si en plus, il n’y a personne… »
    Enfin ce que j’en dit !
    De toute manière, il paraît que nous sommes au centre d’un trou noir en plus 🙂

    • Justement, là-bas, dans ce coin perdu ou personne ne va, chacun n’invente pas le monde : c’est la pintade qui se charge de tout.
      Enfin, c’est ce qu’on raconte. Les gens sont si menteurs !
      🙂

    • C’est à se demander si c’est bien une pintade… mais ça ouvrirait sur d’autres questions sacrément métaphysiques (genre : a qui appartient l’oeil qui voit la pintade….) !!
      🙂

  4. Bon jour,
    J’adore cette suite, elle se tricote tranquillement et l’on commence à percevoir toutes les formes, comme le brouillard, le couteau, la colline, …
    En fait, cela me fait penser à Magritte : « Ceci n’est pas une pipe » et dont dans le texte, il y a existence car ceci est une colline, un arbre, … un texte qui se distille, … l’arôme en devenir va « cartonner » 🙂
    Max-Louis

    • Excellente question ;
      pour l’instant, la pintade voit, et elle se limite à ce sens là…. le narrateur (qui n’est pas -ou qui est ? – l’auteur), n’a pas encore envisagé l’aspect auditif (paresseux, j’espère qu’il passera ce sujet sous silence)
      mais on ne sait jamais !
      😉

  5. Peureux? Qui l’aurait cru.
    Et puis, drôle, va savoir
    j’ai comme un déjà-vu.
    Bref, qui aurait su.
    En attendant,
    je le vois bien et il est là
    mais le lien qui recule
    pas lui d’en bas
    mais lui d’en haut
    ne mène pas
    qui sait pourquoi
    dans l’oeil
    de la pintade…
    merci, carnets… ;o)

    • … reste le lien
      celui-là qui menait
      au premier chapitre de l’histoire…
      j’ai le tour, parfois, de trop me déguiser
      de me faire trop obscure…
      le fais-je encore ici?
      bref, le lien d’en haut
      eh bien, ne mène à rien…

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