Une longue, longue pluie

Il pleut.
Depuis quand ?
Cinq jours ?
Et les nuages deviennent noirs quand vient la nuit, ajouterait Big Bill Broonzy.
Et même si ça faisait quinze jours, trois semaines, six mois ? De toute façon, la nuit, le jour, qu’importe : l’air est noir de pluie, et la terre a depuis longtemps disparu sous l’eau qui ruisselle du ciel. Les gouttes tombent si drues qu’elles ne rebondissent même plus sur les vagues qui s’écrasent sous leur poids. Elles tombent si serrées que le vent s’est arrêté de souffler, incapable de se faufiler entre elles. Il pleut tant que même le temps s’est noyé. L’air est si saturé d’eau qu’ici et là glissent des poissons. Une carpe et ses carpillons, pales et presque phosphorescents, passent entre les gouttes, visitant benoitement leur nouveau territoire.

Plus de terre, plus de ciel.
Pré, buisson, forêt, colline, montagne, tout s’est dissous. Les routes, les villages, les villes ? Où les chercher ? Les rivières, les lacs, les étangs ? Vous voulez rire ? Du vieux monde il ne reste qu’un arbre, et encore, couché sur le flanc. Il flotte tant bien que mal, dansant dans le courant. Sur une branche, le sempiternel piaf noir s’accroche de toutes ses maigres serres. Fuir ? Pour se poser où ? Et puis c’est son arbre.

Il pleut tant et tant que le piaf ruisselant ne serait pas plus étonné que ça si ses plumes prenaient des airs écailleux, si ses ailes tournaient nageoires. Il n’est pas tout seul ; une pauvre serpillère rousse s’agrippe tant bien que mal au tronc luisant qui glisse sous ses pattes mouillées, si trempée que le piaf s’attend à moitié à lui voir pousser des palmes ou des branchies.

Hum, on dirait bien que le renard n’a pas le temps d’attendre sa mue… l’oiseau a beau tendre l’oreille il n’entend pas ce que l’autre veut lui glapir. Sa voix s’étouffe dans sa gueule à moitié noyée d’eau. Hé bien cette fois, il repassera, le goupil, avec ses entourloupes, ses flatteries et ses flagorneries de ramage et de plumage, toutes ces finasseries bonnes pour l’autre monde.

Tout cela bien pensé, savouré, soupesé, le corbeau, bon piaf, ouvre un large bec et laisse tomber la bouée ronde qu’il a volé tout à l’heure au flanc de l’Arche de Noé.

 

37 commentaires

  1. Décidément quelle déveine!!!. Merci pour ton délicieux et beau commentaire, le renard n’a pas non plus eu de chance avec les tomates:)

  2. Et puis quand ça n’en finit pas de finir, quand ça n’est jamais ennuyeux, quand ça tourne encore et toujours comme un manège sans lasser, quand on sourit d’un imaginaire sans fond, quand on s’amuse encore et encore à découvrir des univers les mêmes, semble-t-il, et pourtant si différents, eh bien, applaudissons !

  3. Tellement réaliste que je sens l’humidité !!! Je note cependant qu’il ne fait pas bon être né renard dans ton coin !!! le propre des histoires est de nous emporter….. il semblerait que tu y réussises à merveille !

    • Tellement réaliste ? tu vois passer des poissons devant tes fenêtres ??
      🙂
      pour le renard, je promets qu’il tirera son épingle du jeu la prochaine fois…
      Merci Gib’hélène

      • 😀 les poissons font ce qu’ils veulent 😀 il y en a même qui volent !!! le réalisme faisait allusion à l’humidité ambiante …. merci pour le renard, Carnets, j’étais un peu soucieuse ! je m’y suis attachée depuis qu’il a papoté avec le Petit Prince !

  4. Celui qui manage le « ruissellement » ne serait qu’un chat mouillé devant le déluge et serait incapable de gérer la météo même non politique ?

    La création d’une agence « Pluie emploi » s’impose d’urgence.

    Et Big Bill Broonzy applaudit d’un riff rageur. 🙂

  5. Vos déclinaisons imaginaires sont fabuleuses n’ayez crainte, vous ne déclinez pas, bien au contraire. Votre plume nage en eaux troubles avec l’aisance d’un poisson-volant ! J’attends la suite avec délices…

    • Merci Marie-Christine ; je n’avais pas vraiment prévu une suite… mais est-ce que je peux vraiment laisser le renard dans sa bouée canard ??
      à voir, donc !

  6. Je me disais bien que ces chers corbeau et renard ne devaient pas être partis trop loin, même en ayant pris le bus! Heureuse de les croiser, malgré la pluie! Tu sais que tu pourrais publier un recueil « le corbeau, le renard et le fromage » et que tu aurais du succès?

    • Le corbeau et le renard s’invitent quand ils veulent ; ce sont un peu les hôtes de ce blog (si pas les phénix !) !
      quant à faire un recueil, j’y songe parfois, mais je suis incapable de prévoir une série d’histoires de renard et corbeau… il vaut mieux les laisser faire.

  7. … si drues qu’elles ne rebondissent plus sur les vagues… et puis l’arbre, si vivant sous votre plume, qui flotte à la dérive…

    Enfin, sinon le vent, mon sourire, lui, encore se faufile.

  8. Il y aura bien un moment où l’arbre flottant va accoster la terre ferme, en espérant que le rouquin trouvera un sèche-serpillière rapidement, pauvre petit.
    J’ai toujours su que les écrivains étaient des génies qui inventent des histoires de génies, avec des situations cruelles et inconfortables qui finissent bien, en général. La fin de l’histoire qui finit bien revient de droit à l’auteur, comme un facteur de succès, car après tout, c’est quand même mieux d’avoir l’aval de son public en le rendant heureux.
    Ceci n’est pas une forme d’influence, je me dégage de toute responsabilité de cette sorte en émettant mon désir de fin heureuse tout en espérant tout de même orienter le renard vers un sèche-poils efficace, j’ai froid pour lui.
    Brrrhhhh !

    • Jobougon, ça n’est pas une fin heureuse, d’avoir une bouée quand il flotte ? une branche quand le monde naufrage ? IIl faut que je dégotte aussi un parapluie pour le corbeau et un sèche-poil pour le renard ?
      d’accord, j’y songe… on verra ce qu’il en sortira 🙂

    • Et puis, si ce n’est pas trop abuser, un bon grog fumant et parfumé à l’accostage avec un accueil chaleureux et un hamac à l’arrivée en terre d’accueil.
      Merci d’y réfléchir à l’encre et avec panache, carnets, je te fais entièrement confiance pour cela.
      🙂

  9. Cinq jours de pluie ? C’est que le début, alors !

    Quelle imagination !
    Croiser La Fontaine (qui, vu son nom, aime l’eau, c’est sûr…:-) et la Genèse,
    c’est sans doute une première !

    Et puis piquer la bouée de Noé, fallait le faire…
    J’aime tout particulièrement la chute !

Répondre à laurence délis Annuler la réponse.

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