La complainte des pauvres orpherimes

« Vous lisez ? Et de la poésie en plus ? Sacrée perte de temps, si vous voulez mon avis. Hein, à quoi bon ? N’allez pas vous vexer, c’est gentil de lire, mais ça n’aide pas à avoir moins chaud, pas vrai ? »

Quoi disant, l’importun a quitté l’allée du parc et s’est assis sur mon banc sans attendre de réponse à ses quatre questions. Là, il a repris son souffle et la parole : « Cela dit, vous allez peut-être pouvoir nous aider. L’ennui, avec la poésie, c’est la rime. Je sais ce que vous allez me dire – je n’ai pas eu le temps de protester que je comptais bien ne rien lui dire -, vous allez me dire qu’il y a aussi la prosodie, les images, le rythme… et je reconnais que ça n’est pas rien ; mais ça n’est rien comparé au problème de la rime. Je ne vous parle pas des rimes riches, ou des rimes pauvres, non. Problème de riche, ça. Mais avez-vous déjà songé au terrible sort des mots qui ne riment pas ? »

Il ne m’a pas laissé le temps d’avouer que non : « Oh, je suis impardonnable, je ne me suis pas présenté. Vous allez mieux comprendre, je suis belge. »

Je n’ai pas mieux compris, au contraire, et ça a du se voir à ma tête, parce qu’il a continué : « Non, pas belge de Belgique, le mot belge. Et savez-vous bien qu’aucun autre mot ne rime avec moi ? Il n’y a même pas de rime en elge, ou en lge… c’est peut-être un détail pour vous, mais du coup, je suis privé de poésie ! Même chez Verhaeren, Brel ou Beaucarne ! Difficile de faire plus belge, pourtant ! Et je ne suis pas un cas isolé, prenez simple ; c’est bien simple, il n’y a pas de rime en simple ! Vous ne me croyez pas ? vous voulez voir les autres ? »

Il a fait un signe de la main, et bientôt je me suis retrouvé au milieu d’une petite foule réunie devant mon banc. Belge les a fait se ranger par ordre alphabétique et a fait les présentations. Bulbe, camphre, clephte, dogme, goinfre, humble, meurtre, monstre, muscle, pauvre, quatorze, quinze, sanve, sarcle, sépulcre, simple, tertre et verste m’ont salué, qui d’un geste de la main, qui d’un signe de tête, qui d’un grognement.

Belge a encore précisé que le dictionnaire les appelait « rimes orphelines ». Pour le coup, j’ai réagis. J’étais poète ou pas ?

« Je vous le dis tout net, sauf votre respect, moi, ça ne me parait pas possible une rime orpheline, puisqu’il faut deux mots au moins pour faire une rime. Des mots qui, comme vous, riment tout seul – ou plutôt qui, tout seuls, ne riment pas – , je les qualifierais plutôt de mots premiers, par analogie avec les nombres premiers indivisibles autrement que par eux-mêmes, ou encore d’orpherime. »

Je me suis arrêté, un peu stupéfait : je parlais avec des mots, et ils m’écoutaient ? Et puis, devant leur silence attentif, j’ai continué :

« Je sais ce que vous allez me dire, c’est bien gentil de vous nommer, mais ça ne suffit pas. Vous n’avez jamais essayé de vous trouver des rimes ? Vous voulez qu’on essaie ?»

Et je me suis lancé :

Désireux de guérir son fidèle maringouinfre qu’un mauvais rhumble
affaiblissait depuis l’hiverste passé au point qu’il ne quittait plus son traversimple,
l’aide-de-camphre du général se glissa au petit matin dans le vestibulbe,
un vilebrequinze à la main. Las, aubépine, saxifrage et serpolet étaient piétinés !
Emu par le terrible spectacle d’un tel massarcle, l’aide-de-camphre se dit:
« C’est sans doute le fait de quelque Saumonstre échappé de l’aquarium municipal.
A la grande rigueur je peux comprendre un charmeurtre joliment arrangé,
mais là, c’est contraire au bulldogme ! Enfin, çuiquila fait, je ne lui tire pas mon chapeauvre»
Et, moral à zéro, il pensa avaler une coupe de vin du Cépulcre.

Arrivé là, je me suis arrêté pour reprendre, à défaut d’inspiration, ma respiration. Il y a eu un silence, et puis un murmure circonspect qui est vite devenu un sévère raffut : si les uns s’applaudissaient d’avoir des mots avec qui rimer, d’autres se grattaient le front en se demandant bien ce que tel ou tel voulait dire.

Au bout du banc, belge, clephte, quatorze, sanve et muscle, les derniers morpherins, grommelaient en attendant leur sort. En écoutant ce capharnaüm, j’ai pensé : « Dans quelle tour de Babelge me suis-je fourré ? », mais je l’ai gardé pour moi. Puis Clephte s’est mis à hurler : « Mais c’est n’importe quoi, pas question pour un montagnard de l’Olympe de finir en porteclephte souvenir ! » il a renversé le banc, et je me suis retrouvé partertre !

Quand je me suis relevé, bien sûr, il n’y avait plus personne que le banc renversé et moi, et, confetti dansant dans le soleil, quelques pages déchirées de mon dictionnaire de rime.

* * *

Sur une proposition de Glomérule Néphron relevée par Chachasire. Bien sûr, si vous voulez aider les orpherimes à découvrir le sens de leur seize nouveaux compagnons, les commentaires sont à vous, jusqu’à dimanche  6 aout.

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