La complainte de la Chevillette

Vous voulez savoir quoi ? Je suis comme je suis, et puis voilà. Imaginez un petit bout de bois dur, du noisetier en ce qui me concerne, d’environ ça de long, et rond, hé bien c’est moi. Je suis faite comme ça. Vous dites ? « Une chevillette, alors ? » Oui, tout à fait. Et même, la Chevillette.

Oui, je sais ce que vous pensez. Alors parlons-en une bonne fois. Est-ce ma faute à moi s’il est arrivé ce qui s’est passé ? Mais si j’avais bloqué la porte, qui dit qu’il ne serait pas passé par la fenêtre ou par la cheminée  ? Ou qu’il aurait soufflé, soufflé jusqu’à emporter le chaume ? Parce que ça c’est déjà vu, mine de rien. Et puis comme dit l’autre, une porte doit être ouverte ou fermée. Hé bien pour que ça s’ouvre et que ça ferme, une porte, il faut une chevillette. Ou une serrure, ou un verrou, ou un cadenas, mais c’est plus cher. De toute façon, cadenas, verrou, serrure ou simple chevillette, si on ne faisait rien que fermer la porte sans jamais l’ouvrir, on verrait vite arriver le serrurier.

Comment ? J’aurai pu faire attention à qui venait ? Parce que j’y peux quelque chose si ce n’est pas le même qui toque à la porte à chaque fois ? Une fois le facteur, une fois la voisine, une autre fois le docteur, un jour le percepteur, puis de nouveau la voisine ; de loin en loin, la gamine, et, d’accord, une fois le loup. Rien que cette fois, le loup, mais ça a fait toute une histoire.
Mais si vous voulez bien y penser une minute, qui a laissé le petit chaperon rouge baguenauder toute seule dans le bois ? C’est moi ? Non. Qui a trouvé malin de lui coller un loup affamé aux trousses ? Toujours pas moi.
Et qui a eu l’idée brillante de laisser la Mère Grand toute seule, alitée, malade ? Encore pas moi. Alors ça va comme ça !

Je sais, vous allez me parler de l’affaire de la bobinette. Parce que vous croyez que j’aime à chaque fois la faire tomber, cette fichue bobinette ? Oui, je sais, il faut pas dire « faire tomber » mais « laisser choir »… sauf qu’on entend « les séchoirs » et qu’on y comprend goutte. Ou alors, façon vieux proverbe auvergnat, qui a chu cherra. Bon, assez causé grammaire.
De toute façon, il n’y a pas trois options : si on me pousse, je ferme. si on me tire, j’ouvre. Que voulez-vous de plus ?

Oui, c’est malheureux, surtout que – sans me vanter – mais j’aurai pu faire tout autre chose : servir de tuteur à l’haricot géant, toiser sept lieues d’un coup, oui, sept d’un coup ! Mais c’est pas moi qui fait l’histoire, ça se saurait. Alors je vous le demande, que voulez-vous de moi ? Dites-le une bonne fois, et pour le reste, allez vous plaindre à monsieur Charles !

 

* * *

Pour l’agenda ironique de juin fallait écouter causer un objet. Et, pour le joli de la chose, glisser à l’intérieur d’un texte en prose plusieurs alexandrins disséminés ça et là, mais qui, mis les uns à la suite des autres, formeraient un poème en rimes plates, croisées ou embrassées. Paresseux, j’ai emprunté les alexandrins à Jacques Prévert et et l’objet à Charles Perrault.

42 commentaires

  1. Il l’a fait, nous entourlouper avec un truc archi connu mais en le renouvelant façon paresseuse l’air de ne pas y toucher, captiver l’attention du pauvre lecteur qui se dit à chaque fois « Va pas trouver cette fois, na na na ». Ben si, que voulez-vous que je vous dise ? Que voulez-vous de lui, une bonne fois pour toute ? Qu’il ne fasse surtout pas comme le vrai dodo, genre disparaitre pour de bon ! Ah, ça non ! Pas question.

    • Voici le secret, mais tu ne le dis à personne : le dodo n’a jamais disparu. Certains disent qu’il est planqué avec Elvis et Marilyn sur une ile du Pacifique…
      D’autres pensent qu’il tient une station-service vers Bessine-sur-Gartempe.
      mais chut.

      • Je te jure, je te le promets, je le tais ! C’est pas mon genre de cafeter. On irait y faire un tour ? Elvis, je m’en fous, mais Marilyn, quand même. Et tu penses que Brassens y serait aussi parce que là, je suis prête à te payer pour que tu m’y conduises…

  2. Des emprunts bienvenus empreints de ton imaginaire créatif…
    Je n’en attendais pas moins de toi, qui à chaque fois me surprends délicieusement.
    Sur ce, je vais déguster ma galette sur laquelle j’ai étalé un peu de beurre du petit pot que cette nigaude de fillette avait laissé choir en courant l’aventure !

  3. Voilà qui remet les points sur les i, non mais! Innocente chevillette ( ou qui fait l’innocente…), je me demande qui a bien pu avoir l’idée de chercher des noises aux pauvres objets!
    Tu prends du vieux pour faire du neuf, du vrai neuf bien souriant et surprenant! Je suis fan…

  4. Encore une fois, tu me subjugues. Conter l’histoire à travers la chevillette, voilà du génie !
    En écrivant ce commentaire, j’ai vu passer un gobe-mouche gris sur mon gazon (ou ce qui en tient lieu). Ca n’a rien à voir avec ce qui précède, mais comme c’était la toute première fois, j’ai voulu partager cette joie !

  5. Je ne vois qu’une solution : une cellule d’aide psychologique pour cette pauvre chevillette. Quoiqu’elle s’en défende, elle est manifestement rongée par le remords. Cela se lit entre les lignes.

  6. Elle a raison, la chevillette, non mais c’est quoi cette mode maintenant de toujours chercher un responsable à tous les malheurs de la terre?!
    Monsieur Charles s’amuserait bien à te lire, autant que nous 🙂

  7. si seulement on pouvait dire : tire la trumpinette et la bêtise y cherra… scuse-la, paresseux, y a des moments où faut que ça sorte, quitte à en perdre ses alexandrins…

  8. Pauvre chevillette accusée de tous les maux 🙂
    Je refile lire car je n’ai pas vu les emprunts a Mr Prévert (trop prise par l’histoire…)
    Bon dimanche (il paraîtrait d’apres les milieux informés que les urnes doivent parler aujourd’hui 🙂 )

  9. Mais qui donc, dans l’histoire, pourrait arriver à la cheville de cette chevillette?
    De ce bois-là faite?
    Impossible, et surtout n’allez pas vous essayer à une contre-façon.
    Je parle, je parle, j’en oublie de tirer ma révérence à l’auteur de cette plaisante narration.

  10. Chevillé à l’âme
    ce texte qui recharge le sens poétique (là je fais un pléonasme) d’un mot qui aurait pu être d’autrefois
    si tu ne l’avais pas fait redevenir
    d’aujourd’hui.

  11. Je suppose que la chevillette se reproche d’être chue, sinon, pourquoi demanderait-elle ce que l’utilisateur lui demande de plus ? N’est-il pas de sa fonction de fermer les portes ? Puisque s’il n’était nécessaire de le faire, elle n’aurait jamais été inventée !
    Mais qu’a donc cette chevillette à se questionner ainsi ?

  12. La paresse révèle le talent. Parce que si Prévert s’invite dans le texte, la Chevillette de Perrault (il fallait la trouver celle-là !) voit dans sa colère, toute sa dimension d’incomprise. Saisissant d’authenticité !
    Bravo Carnets !

    Merci aussi pour Prévert parce que j’ai une tendresse particulière pour cet homme et son œuvre 🙂

  13. Drôle et bien pensé si l’on n’ose pas dire bien pensant… les « séchoirs » ben oui c’était bien trouvé ! Merci ! Que ta paresse ne mène sur d’autres sentiers encore plus désopilants… ou à vingt mille lieux d’ici ou de là ou d’ailleurs…

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