La mer des Sarcasmes !? La destination proposée par le capitaine paraissait bien aventureuse, mais, n’ayant rien de mieux à suggérer, je gardais le silence, regrettant simplement de ne plus sentir le caillebotis rassurant du Jules-Grévisse sous mes semelles… Plus docile que moi, le typographe ne se posait pas autant de question : aussitôt la décision prise, il avait empoigné la barre du canot et, en homme de métier, suivait l’étoile que le capitaine lui avait assignée pour guide. La cédille s’était blottie sur son épaule, au creux du col de sa vareuse. Je m’acagnardais au pied du mat pour dormir tant bien que mal.
La nuit passa ainsi, puis vint le matin. Ce jour-là, notre navigation se déroula sans anicroche. Il y eut une autre nuit et un nouveau matin. Le capitaine fit le point et vit que cela était bien. Puis le vent faiblit et il fallut ramer à tour de rôle à la poursuite du moindre petit vent capricieux qui faisait trembloter la toile de notre voile inerte. J’observais que l’eau devenait plus trouble jour après jour, et bientôt montèrent du fond de longues algues ondoyantes et traîtresses entre les frondes desquelles, en me penchant sur l’onde, je crus même parfois reconnaître quelques passages particulièrement acides des frères Goncourt – mais peut-être était-ce la fièvre.
Puis, une nuit, Nez-de-Lande s’approcha de moi. Il engagea la conversation en parlant bas, et je compris vite que sous couvert de se faire expliquer quelques détails grammaticaux, le typographe avait un secret à partager.
« Voyez-vous, professeur, je m’interroge à propos de la cédille. Non pas, celle-ci, précisa-t-il en désignant du doigt celle qui l’avait choisi pour mascotte. Enfin, si, elle aussi. Je veux dire qu’il y a quelque chose qui me turlupine. Bref, je ferais mieux d’être clair. Voilà. Notre homme – il pointa du menton le vieux marin qui, à l’autre bout du canot, tenait la barre – nous a dit l’autre jour que le capitaine du Samuel-Coleridge ne répugnait pas à appâter ses hameçons avec des cédilles, c’est bien vrai ? »
J’acquiesçais en silence.
« Et il a reconnu la marque de ce damné pirate à ce que cette malheureuse cédille était d’une vieille police anglaise, l’Ancient-Mariner, n’est-ce pas ? »
J’opinais sans bruit. Où diable voulait-il en venir ?
« Pour tout vous dire, professeur, je n’arrive pas à m’expliquer comment une police de caractère anglaise peut comporter une cédille, alors que – excusez mon ignorance si je me trompe – pendant mon séjour à Reading je n’ai jamais vu la moindre cédille dans les casses typographiques de la Dorian Gray’s Print Company »
Par la pipe de Gutenberg, le typographe avait raison ! Le lecteur tant soit peu averti n’ignore pas que la cédille, utilisée en portugais et en français sous le Ç, se trouve également sous le Ş et le Ç turcs aussi bien que sous le Ş et le Ţ roumains (ainsi qu’en letton sous les Ģ, Ķ, M̧…) ; il sait aussi que l’anglais ne connait pas ce signe diacritique – sauf, soyons juste, pour quelques mots volés au français ! Comment, moi, grammairien, avais-je pu l’oublier ?
Mais surtout, cela signifiait que notre pilote était un ignorant ou un menteur ! Et dans ce cas, où nous entraînait-il dans son maudit canot ?
à suivre !
* * *
10e épisode du feuilleton maritime du Jules Grevisse.
J’aime b votre histoire ainsi que votre style. À bientôt pour la suite !
Merci Roomanies ! à bientôt j’espère !
Toujours passionnât et on apprend plein de choses , notamment ces cédilles sous les T et G
Je me demande comment cela se prononce …
Bonne journée 🙂
Pour les cédilles étrangères, je me suis inspiré de ce truc là : http://www.europalingua.eu/ideopedia/index.php5?title=Signe_diacritique
🙂
bon dimanche Valentyne
Merci pour ce lien 🙂
J’y ai trouvé ceci
Macron : le rôle traditionnel du macron est d’allonger la lettre concernée. Son effet est, par conséquent inverse de celui de la brève.
hé bien on dirait qu’il a allongé l’abstention (et raccourci le parlement, sinon la démocratie)
Oh la langue des Goncourt, oh la genèse des sarcasmes ! Délicieux, Carnets ! Et encore un retournement… Tu es doué, tu le sais ?
Qu’est-ce que tu as bu au petit déjeuner toi ? 😀
Rien, rien, je le jure ! 😁
Des oh et des délices qui ne te ressemblent pas 😉
Amours, délices et orgues, tels sont les tourments de cette mer des Sarcasmes sur laquelle nous naviguons dans l’incertitude totale de la destination et sur fond de pièges capillaires, des algues traitresses acidifiées aux Jules et Edmond. Damned, j’en suis sûre, un accord des participes passés avec avoir les guette aux prochains méandres. J’en frissonne d’horreur.
Je ne pouvais manquer d’ajouter mon grain de sel à cette mer de sarcasmes. J’aime faire des vagues 🙂
Ajouter du sel dans les vagues ? Joséphine, serais-tu une émule du capitaine du Samuel Coleridge ? Ou alors LA capitaine du Samuel Coleridge !? 🙂
D’accord, Anne, je note « l’accord des participes passés avec avoir » pour un prochain épisode, mais il va falloir que je me documente un peu 🙂
Cette suggestion n’arrive pas à la moitié de la hauteur qui sépare le sol de mon gros orteil alors que ton imagination atteint des limites extravagantes. J’en soupire de désespoir !
ah non, pas de soupir içi ! à la rigueur, des çoupirs 🙂
C’est l’enthousiasme au sens premier, la possession !
Merci Frog ! doué pour faire des noeuds dans l’histoire, peut-être 🙂 on en reparlera si j’arrive à démêler tout ça avant la fin 🙂
« La cédille s’était blottie sur son épaule, au creux du col de sa vareuse. » Mon coeur se serre pour elle et son mystère. Je crois qu’elle signifie petit z en espagnol. Un Zorro qui passe sous les lignes et signe au bas des mots. 🙂
Et moi, je me demande ce que je vais faire de ce petit zed qui veut dire çorro (le renard, donc) et qui s’est invité dans l’histoire
🙂
J’ai raté tous les « feuilletons » Il y a du boulot pour me remettre à flot ;o)
Bah, il suffit de repartir au début. Et puis tu as tout le temps que tu veux, les épisodes ne partiront pas avec la marée !
Passionnant récit, comme quoi tout bon marin se doit d’être excellent grammairien s’il veut sauver sa peau, et tout aussi passionnant les révélations sous la cédille (dans le lien) où l’on découvre enfin à quoi sert le macron:)
Hé oui, le macron est partout ! j’ai ainsi appris qu’il rallonge les lettres et fait faire des économies aux comptables (ça ne s’invente pas! ) de l’Elko, ainsi qu’à nasaliser certaines syllabes du Gelota…
Ces satanés britanniques rejetteraient-ils à la mer tous les diacritiques continentaux ?
Un brexit linguistique…
tout à fait, un brexit aux cris de « diacritique go home ! » prochaine étape, un Mayflower grammatical… 🙂
Bizarre l’émotion que j’ai ressenti à la lecture de cet épisode. Vas comprendre si je me sens sensible aux états d’âme du capitaine ou de la cédille. Et tant pis si je passe pour un flagorneur mais tu as un vrai talent.
Attention au charme subtil de la çédille 🙂
Blague à part, merci Dominique !
Tout, tout, tout… Vous saurez tout sur la cédille!
Pauv’ ‘tit bébête… Je n’ai jamais eu autant de sympathie pour un signe diacritique.
Et que vivent la grammaire et l’orthographe!
En Français, bien sûr!
of course !
Je n’aurais jamais cru non plus m’intéresser à la cédille 🙂
J’ai sans doute contracté une romanticite aigue, moi. Je suis restée tout le long avec l’image de la petite çédille blottie doucement sur l’épaule de l’autre.
Elle est trognonne, hein, la petite çedille 🙂
De quels fleuves de moqueries la mer des sarcasmes est-elle bien mal embouchurée ?
La route de l’étoile serait à ce point osée qu’il faille traverser la brûlure de son acidité ?
Seul réconfort, une petite cédille mignonne comme une çouris qui vient se pelotonner à la base du cou du typographe.
Et peut-être l’espoir de déboucher sur une conclusion heureuse.
Une conclusion heureuse, Jobougon ? c’est promis, faudrait-il pour cela parcourir les sept mers et les trois océans !
bon, évidemment, ça risque de prendre un peu de temps…