Un sauvetage mouvementé (7)

Alors, roulant sur la vague, le mot se retourna lentement, dévoilant la cruelle cédille de l’hameçon qui lui mordait le flanc. Frappé d’un terrible soupçon, je me tournais vers le vieux marin qui en retour me foudroya du regard avant de prononcer d’une voix sombre :
« Non, monsieur, ce n’est pas ainsi que je pêche les mots, moi. Une plume Sergent-Major me suffit ! Ce que vous voyez là, c’est le travail d’un chalumot (je compris que c’est ainsi que dans leur jargon pittoresque, les marins dénomment les chalutiers armés pour la pêche au mot), à peine un bateau, bien plutôt une triste usine flottante : ces gredins posent des lignes armées de myriades de crocs de bouchers et les remontent quand le sale boulot est fait : tout ce qui flotte ou nage s’y croche, il n’y a plus qu’à faire le tri et flanquer par dessus bord ce qui est trop abimé. Ne me confondez pas avec ces sagouins, ou je vous en préviens, ça n’ira plus entre nous !

Qu’il prit mon silence pour un acquiescement ou pour un doute qu’il fallait lever, le marin continua : Tenez, ce pauvre mot, là, même si on le décrochait et qu’on le ramenait à bon port, je n’en tirerais rien de propre : Papa-Ernest n’est pas preneur de mot estropié, il veut du frais, du neuf ! »

Ces derniers mots m’électrisèrent : quoi qu’en pensât le vieux marin, ce malheureux mot blessé qui flottait près du canot, il fallait le soigner – du moins tenter de le – et qui mieux qu’un grammairien pouvait le faire ? Enfin, j’avais trouvé Saussure à mon pied – comme on dit drôlement dans nos salle de lexicologie – et je tenais là un rôle autre que d’observateur dans cette terrible aventure !
Mais, après une heure d’effort, gêné par le roulis, le tangage, le vent, et par les vagues qui me cachaient sa longue forme sombre, je du admettre que je n’arrivais ni à  comprendre, ni à analyser, ni même à classifier ce mot : était-ce un verbe, un adjectif, un substantif, était-il masculin, féminin, neutre, pluriel ou singulier, s’agissait-il d’un antonyme ou d’un synonyme, je n’en savais rien. Or, il fallait faire vite, car le pauvre déclinait visiblement…

Tandis que, les yeux fermés pour mieux me concentrer, je pestais intérieurement en appelant à l’aide les mânes d’Appolonius et les leçons de Robert Estienne, j’entendis un plouf sonore ! Le typographe, perdant la tête, s’était jeté à l’eau et avait disparu entre les vagues. Que diable croyait-il faire ? Après de longues minutes, pataugeant, il réapparut, et, avec l’aide du marin, remonta dans le canot. Là, il glissa à sa ceinture la galée et la pince, outils de métier qui ne le quittaient jamais et posa sur un banc la cédille ensanglencrée. Puis il articula d’une voix calme : « J’ai pu couper la ligne en plaçant une espace-insécable. Ensuite, il ne restait plus qu’à retirer la cédille et replacer les fontes intercalées, un jeu d’enfant. Bref, plus de peur que de mal. »

Comme en réponse, glissant librement dans l’onde, le motmarin plongea en soufflant.

Je ne compris qu’une chose de cette tirade toute emplie de ce pénible argot de métier qu’affectionnent les imprimeurs, mais profondément vexante pour moi : on pouvait donc ignorer la lexicologie et tout de même prétendre s’occuper de mot… La voix du vieux marin me tira de ma mélancolie :

« La cédille ! Regardez la cédille ! »

la suite, c’est là !

* * *

7e épisode du feuilleton maritime.

27 commentaires

  1. Totalement scotchant ce thriller maritimo-grammatical ! J’adore……. « trouver la Saussure à son pied » ça c’est de la trouvaille ! Quant à la cédille ensanglencrée, c’est tout bonnement du génie, si, si, et je pèse mes mots. Bon, alors il m’incombe de préciser que cette saloperie de langue piégeuse fait du mot « espace » un féminin lorsqu’il s’agit de typographie ! Mais nous n’ergoterons pas pour si peu d’autant que comme avec la nouvelle orthographe, on admet une certaine tolérance ! Alors en un mot comme en sang, bravissimot !

  2. Aaahhh… je reste hameçonnée moi aussi à ce point d’exclamation final ! Ensanglencré, c’est du grand art ! Merci et vite vite la suite !

  3. J’en suis comme deux ronds de flancs de maquereau à la moutarde, ébaubi comme des ronds de calamars frits, frétillant comme un banc d’éperlans congelés…. Bref, vive le Captain IGlouglou qui est forcément des nôtres. N’a régal, peut-être que le Captaine Cousteau et sa tête de gland écarlate et le Capt’aine Nemo et son Nautiles qui sondait les profondeurs à la recherche de crevettes asthmatiques…

  4. La cédille, telle le Phoenix, renaît-elle de ses cendres ? a-t-elle réussi en une torsion intense à se hisser sur le chalumot, cicatrisée par le sel des mots et des flots ? et sous l’effet de l’effort fourni s’est-elle transformée en esperluette ??? quel suspense 😀

  5. Une pêche au gros.. mot en somme qui se termine bien mais je me demande: cette cédille…
    Génial et délectable, comme d’habitude, merci Carnets

  6. Whouahouh ! Quel pied de mot à te lire !
    Fin, bon, à ne pas Sangssurer assurément, c’est une perle de la littérature Dodoïenne, du genre qui provoque un orgasme intellectuel à chaque motmarin ou tournure de phrase découverts. En degré, le chiffre grimpe largement au dessus du premier.
    Extatiquement bon. pied de lettre garanti. De ceux qui ne provoquent aucune ampoule mais relèvent carrément du prodige. Je suis définitivement éperdue d’admiration moi aussi.

  7. Entre le « Saussure à mon pied  » et le chalumot , toute tourneboulée je suis. …
    Ah Ernest ce vieil homme et la mer comme je l’apprécie…

  8. Mais quand même, quel ensanglement inutile… pauvre cédille… qu’ils aillent donc tous pécher ailleurs… oui, pécher… c’est bien ce que j’ai écrit… Bon, bon, ne manquerait plus qu’une guerre navale d’accents maintenant…

  9. Merveilleuse l’énergie employée par nos amis afin de récupérer l’irrécupérable ! Sauf à ce que ce mot soit « Waterproof » ou « Moite », son immersion prolongée risque de lui jouer des tours s’il est « sucre » ou seulement « soluble »… S’il avait été « paquerette », on aurait pu envisager une ablation du « rette » et, grand dieux la science a fait de grands progrès, envisager une greffe de « circonflexe » ou de « S »…
    Mais où re-va-t-on puisque j’ai déjà posé la même question ?

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