Le naufrage de l’Oceano-Nox (3)

« Gare à la casse ! Je parie que voilà celui qui nous cherche – et que nous cherchons ! »

Écarquillant les yeux dans la direction indiquée par mon compagnon je ne vis que les vagues qui moutonnaient et verdoyaient sous le soleil qui brillait. Le capitaine prestement prévenu donna en quelques gestes précis des ordres péremptoires : illico, les lunettes d’approche et les longues-vues des vigies visèrent chaque rhumb de la rose des vents, et, vague après vague, l’horizon fut scruté et ausculté sans négliger le moindre azimut. En vain : le point mystérieux qu’avait aperçu le typographe s’était comme évaporé, évanoui, effacé, à croire qu’il s’était englouti dans l’abime des flots !

La matinée se passa sans autre incident. Le Jules-Grévisse allait toujours de l’avant, roulant sur la lente houle océane qui accentuait ses molles ondulations à mesure que l’étrave se frayait un chemin écumeux vers l’Ouest mystérieux.

Laissant Nez-de-Lande à son guet inlassable, je me calais dans une encoignure du bastingage et regardais, songeur, l’océan. On a beau prétendre que la langue est chose mouvante, la calme fréquentation des dictionnaires ne m’avait pas habitué à pareil spectacle : aussi loin que portait le regard, rien d’immobile, rien de stable, mais une longue et lente danse toujours recommencée… Une hébétude malaisée m’envahit peu à peu que j’essayais de combattre en comptant les mouettes circonflexes qui virgulaient au ras des vagues. Lorsqu’à l’appel de la cloche Nez-de-Landes interrompit sa veille le temps d’avaler sur le pouce un repas roboratif, je jugeais plus sage de ne pas l’imiter, préférant ne rien tenter qui aurait risqué de rompre le pacte fragile qu’avaient signé mon estomac et le roulis.

Le rude sifflet de la vigie me désentorpi* d’un coup et j’aperçus alors, à quelques encablures de notre bord, la triste silhouette d’un navire désemparé errant sur l’onde, le pont presque à fleur d’eau ! Les initiales G.G entrelacées sur sa cheminée nous firent reconnaître le cargo bouquinier Oceano-Nox, fleuron de la flotte d’un éminent édit’armateur parisien. Aussitôt, le capitaine dépêcha une chaloupe et d’un geste – curieux, ce besoin chez ce marin de ne pas faire de phrase – nous invita, Nez-de-Lande et moi, à y embarquer.

Aborder le bouquinier ne se fit pas sans peine : les flots tout à l’heure aussi réguliers qu’un verbe du premier groupe semblaient désormais ressortir d’une grammaire préoulipienne et bondissaient de part et d’autre de notre embarcation, tandis qu’une lourde brume s’était levée qui noyait les quatre horizons enténébrés par la nuit qui n’allait plus tarder à poindre. J’éviterais au lecteur la description désolante de la visite de l’épave flottante, morceau de bravoure qu’au surplus il a certainement déjà amplement lu et relu sous les plumes de Pierre Loti ou Roger Vercel.

Qu’il suffise de dire ici que passerelle, cales et cambuse étaient désertes et vides : personne à bord, ni homme ni livre ! Mystère d’autant plus insondable que si, à la grande rigueur l’équipage avait pu fuir l’Oceano-Nox en chaloupe, il était fort douteux que les caisses et les ballots de feuilles imprimés aient eu la même latitude ! Alors, qu’était-il advenu de la cargaison ?

la suite ? Elle est là !

* * *

3e épisode du feuilleton maritime entamé (et désormais hors-jeu) pour l’agenda ironique d’avril. Et bien sûr, si vous avez le moindre avis quant au sort de la cargaison, je veux bien l’entendre.

*désentorpir : sortir de sa torpeur, bien sûr.

44 commentaires

  1. Pour tenir le rôle de GG, se tenant à carreau dans la rue parisienne rebaptisée de son nom, un seul acteur s’impose dans le film que vous déroulez : Gérard Depardieu ! 🙂

    • Merci Dominique ; je vois quand même un petit souci : aussi impressionnant acteur qu’il soit, m’sieu Depardieu risque quand même d’avoir du mal à jouer un cargo, même bouquinier 🙂

  2. J’adore cette histoire qui ne laisse aucun répit à notre cervelle engrammaticalée ! C’est hilarant, et malin comme un ouistiti à qui on a apprit à faire des tours durant toute sa vie ! Cette histoire me laisse pantoise un peu comme l’accord des participes passés. C’est dire !

  3. Cargaison embarquée par un hélico sectaire, détestant la grammaire, et tout ce qui, de près ou de loin, peut sembler littéraire!
    La cargaison était précieuse, contenue l’édition nouvelle et unique d’une grammaire moderne. Elle risque désormais l’autodafé…

      • M. Paresseux, je voulais vous dire mais je ne sais où cela riait le mieux, car c’est un réflexion que je me faisais, en pensant à vos textes que je découvre: vous avez l’allant et l’esprit joueur digne de La Fontaine. vous êtes un véritable conteur et ce qui manque à vos fables loufoques, et qui les rend suprêmement délectables, c’est l’absence de morale, et de moralité. En vous lisant je suis depuis un moment renvoyée à une idée familière et maintenant un peu ancienne. Voilà j’ai retrouvé: mon sujet de mémoire-L’esthétique du Plaisir chez les conteurs du 17eme. Sujet léger aux profondeurs insoupçonnées 🙂 Parce que le plaisir est une affaire sérieuse!

        • Ben alors là j’en reste sans voix ; coi, quoi ! que dire, sinon que c’est très gentil ? C’est vrai que je n’ai aucun gout pour les moralités qui réduisent les fables à des leçons de politesse et que je n’ai plus envie de lire des histoires tristes où les personnages souffrent (suffit de lire le journal 😦 ) ; et puis, un peu de légèreté et de sourire, je dois bien ça à « mes » personnages. sans eux, j’aurai quoi à raconter ?
          Mais quand même l’esthétique du plaisir au 17e siècle, c’est sérieux !

          • C’est vrai que l’on réduit souvent les fables à des donneuses de leçons qu’elles ne sont pas. Ce sont avant tout de formidables histoires, vives et drôles. C’est ce que je retrouve chez vous, Avec un surplus de fantaisie et de dérision! Quant aux morales, elles sont presque toujours philosophiques ou politiques. Elles ne donnent pas une leçon mais soulèvent des questions fondamentales. Mais, voilant donner les fables de La Fontaine aux plus jeunes (pour qui elles n’ont pas été écrites d’ailleurs), on les a déplumées de leur belle profondeur…
            Comme vous dites, le plaisir c’est sérieux ( je vous interdis de sortir cette phrase du contexte!)

    • Merci Joséphine ! En fait, j’ai déjà écrit la fin… il ne me manque que les épisodes qui la raccrocheront avec le début (et puis elle peut encore changer)
      🙂

  4. Je halète…sous le poids de cette histoire fringante et jubilatoire.
    Mais tu as trop de talent. ton écriture me ravit toujours autant.Je ne risque pas d’émettre une hypothèse qui serait forcément en-dessous…
    ¸¸.•*¨*• ☆

  5. J’adore ce troisième épisode avec du roulis et cette épave au loin qui gît…pauvre Ga***nGa*****rd, aurait-il été torpillé ? Par un concurrent ne voulant pas voir sortir une grammaire révolutionnaire ? On quitte un peu Jules Verne, ça ressemble de plus en plus à du Carnets , c’est Dodoesque, je me régale !!! Vite, la suite !!! 😀

  6. Haletant ! Attention à la canonnade lexicale qui s’annonce ! Ces mouettes qui virgulent m’enchantent tout particulièrement. Et je dois dire que j’ai lu « aussi loin que portait le renard »… Hum !

      • Justement, un tour de l’Esprit Renard. Dont j’attends le récit des amours avec dame Poule, n’est-ce pas. Je sens comme un avant-goût de Flaubert… Heureusement, les histoires du Jules-Grévisse sont là !

  7. Quel magnifique endroit pour jouer avec les mots tout en restant très poétique que ce vaste océan!
    D’affreux corsaires analphabètes se sont emparés de la précieuse cargaison, certains de la monnayer auprès d’ un vieil anachorète grammairien érudit, retiré sur une île déserte et absente des cartes. 🙂

    • merci Almanito ; je note les affreux corsaires et l’anachorète…. reste plus qu’à trouver l’ile écartées (tiens, est-ce que ça voudrait dire : « hors des cartes » ?)

  8. On navigue dans le texte avec un plaisir certain. ça fleure bon les tournures de phrases et mots d’antan, comme ces histoires que l’on écoutait au coin du feu 🙂

  9. « On a beau prétendre que la langue est chose mouvante, la calme fréquentation des dictionnaires ne m’avait pas habitué à pareil spectacle : aussi loin que portait le regard, rien d’immobile, rien de stable, mais une longue et lente danse toujours recommencée…  »

    Ô combien j’aime la mer. Et sur des vagues rythmées comme une chanson tendre, mon coeur se berce tel un voilier.

  10. J’ai noté au passage cet hommage discret aux « Tontons flingueurs » : « curieux, ce besoin chez ce marin de ne pas faire de phrase « …

    • héhé !joli coup d’oei ! en fait, c’est la faute à Pattedanl’encrier… un de ses commentaires m’a remis cette phrase en tête, après quoi il fallait bien que je la pose quelque part 😉

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.