Une fois à bord, je me hâtais de monter sur la dunette saluer le capitaine. L’accueil fut glacial : « Hum, le gouvernement m’envoie un entomologiste ! J’ai autant besoin de ça qu’une corvette d’une godille !
– Si vous permettez, capitaine, mon titre commence en étymo-, pas entomo-… tentais-je de corriger.
– Commence en ci ou ça ? Pas clair ! En deux mots comme en cent, c’est pareil ! Rompez ! »
Je compris à demi-mot qu’il acceptait de mauvais gré la présence d’un terrien sur son caillebotis. Je descendis donc sur le pont pour voir la côte disparaître dans la nuit tandis que le Jules-Grévisse filait vers le large. Je comptais profiter de cette croisière pour employer enfin les milles vocables pittoresques que j’avais appris dans le train et le Petit dictionnaire portatif et flottable du parfait marin, mais même en parsemant subtilement mes propos de bastingage, roof, poulie-coupée, poulaine et autres subrécargue je n’arrivais pas, de toute la nuit, à engager la conversation avec les hommes de quart qui, décidément, me battaient froid !
Heureusement, avec l’aube, une silhouette bienveillante se découpa sur le tillac et se présenta d’une voix claire.
« Nedland ? demandais-je, car le chant du vent dans le gréement avait désarticulé les syllabes de sa phrase.
– Non, Nez-de-Lande, répéta-t-il sans se formaliser, avant d’ajouter : typographe maritime et breton de Bretagne. » L’homme de l’art, aussi haut que large, débordait d’une vitalité et d’une faconde qui dans un autre cadre m’aurait paru exagérément familières mais que j’acceptais ici comme une main tendue dans un monde hostile. Et qui, en conscience, pourrait reprocher à un typographe d’avoir du caractère ?
Il m’expliqua plus avant la situation. Celle-ci était préoccupante, car dans son récit, le professeur m’avait atténué la vérité : Nez-de-Lande me révéla que le Jules-Grevisse n’avait pas pris la mer pour une mission d’étude, mais pour, sous l’apparence tentante d’un cargo-bouquanier vadrouilleur, servir d’appât à l’ennemi inconnu qui croyait sévir impunément. D’où la mauvaise humeur de l’équipage, peu soucieux d’aller nourrir les crevettes sans même avoir de quoi riposter.
– Un appât ? Mais alors il faut un piège. Et où en est la mâchoire ?
– Au nord, la flotte de l’escadre de l’amiral Larousse croise devant Penmarc’h ; et là bas, au sud, les cuirassés Jules-Vernes et Pierre-Jules Hetzel, flanqués du croiseur Pierre-Aronnax patrouillent de conserve dans le golfe de Gascogne.
– Et notre rôle à nous deux ? Est-il besoin d’un typographe et d’un grammairien au milieu de toute cette Armada, demandais-je, un peu abasourdi d’avance par la canonnade et le fumet de fulmicoton qui se profilait à l’avenir.
– Crucial : s’agissant de choses de l’écrit et de l’esprit, on craint en haut lieu que l’armée navale ne soit pas absolument capable d’identifier l’ennemi à coup sûr et sans faire d’impair ! Car nous ne sommes sûr de rien : toutes les langues du monde, de l’anglais à l’espéranto, de l’hindou au basque semblent frappés par cet embargo, mais nombreux sont les pays prétendument amis qui bénéficieraient de l’appauvrissement linguistique de leurs voisins…
J’avoue m’être demandé avec hébétude si mon nouvel ami ne s’amusait pas à me mettre en boite. Mais, tandis que l’aurore blanchissait l’onde noire où le Jules-Grévisse s’héliçait vers l’inconnu, le typographe, tendant soudain l’index, me montra à l’horizon un point qui grossissait en fendant les flots et cria :
– Gare à la casse ! Je parie que voilà celui qui nous cherche – et que nous cherchons !
* * *
2e épisode du feuilleton maritime écrit pour l’agenda ironique d’avril.
Les deux passagers clandestins se tenaient à carreau dans la salle des machines : M. et Mme Bled auraient été fort marris qu’on les surprenne en trains d’écrire un livre qui n’eut plus tard aucun succès !
Ou avais-je la tête ? Dire que je n’avais pas songé aux traditionnels passagers clandestins de la salle des machines : M’sieu et madame Bled vont être marris en découvrant que la chaudière chauffe au subjonctif !
[…] : Maudit – Monesille : Aptitude zéro – Carnets paresseux : Embarquement immédiat – À bord du Jules-Grevisse – – In the Writing Garden : L’île de l’éternel printemps – Les narines des […]
Les deux passagers clandestins étaient en fait trois, Mme Bled étant enceinte de trois semaine mais elle l’ignorait d’un petit Robert …
Qui en conscience, pourrait reprocher à un typographe d’avoir du caractère ?😂😂😂
Et de trois clandestins !
une autre blague de typographe s’est cachée dans l’histoire… sauras-tu la retrouver ?
🙂
Gare à la casse ?
La casse étant majuscule ou minuscule dans Word et consort !
🙂
idem Valentyne pour le typographe et son caractère 😀 Mais quelle angoisse cet ennemi qui approche ! si c’est Jack Sparrow ils vont avoir du mal à s’en défaire !!!
Pas d’inquiétude, Jack Sparrow est trop cher pour moi 🙂
Dites, l’amiral Larousse, il est petit ou il est gros illustré ? Ca fait tout de même une différence de taille ! En tout cas, s’annonce une bataille par piquée des qualificatifs. Quand aux subjonctifs, je crains le pire. C’est une histoire dont personne ne peut sortir indemne de tout verbe. Il y aura des morts et des blessés : on sent poindre le drame grammatical. Béni ou bénite, l’eau ne le restera point.
On refera le point sur l’amiral ! mais, bataille navale ou pas, je promet qu’aucun phonème ne sera blessé durant le récit 🙂
Fumet de fulmicoton, fumet de fulmicoton, j’en ai la bouche toute enfumée, c’est bon comme de la barbapapa au feu de bois !
Je ne suis pas spécialiste, mais je crains qu’à l’usage, le joli nom du fulmicoton laisse au sale gout dans la bouche, très différent de celui de la barbapapa !
Délectable, je savoure en attendant la bataille 🙂
Décidément, le lectorat est bien combatif ! une bataille ? navale ? A3 ? C6 ?
En fouillant bien dans tous les recoins du rafiot, on va bien finir par dégotter le responsable de toutes cette gabegie grammatico-dramatique et réciproquement.
mais que c’est haletant (et allaitant en ce qui concerne le petit Robert)…
¸¸.•*¨*• ☆
Mais le responsable est-il à bord ? la mer est large et profonde (et salée, mais ça n’entre pas en ligne de compte)
Quand au petit Robert, si j’en crois Valentyne, on n’en est pas encore à l’allaitement (et faut pas croire que le feuilleton va durer jusqu’en janvier prochain rien que pour entendre brailler le môme !)
Hihi ! bien vu !
cela dit, « les aventures du petit Robert » ça pourrait me donner du boulot jusqu’à la retraite !
🙂
Hélicer : à ajouter à tous les dicos embarqués clandestinement ou pas ! 🙂
Merci Laurence ; il est joli, ce petit verbe, non ?
Oui, il me plait bien 🙂
moi aussi je l’aime ce petit verbe ;o)
[…] : Maudit – Monesille : Aptitude zéro – Carnets paresseux : Embarquement immédiat – À bord du Jules-Grevisse – – In the Writing Garden : L’île de l’éternel printemps – Les narines des […]
J’avais cru commenter mais ne vois plus rien… Qu’avais-je voulu dire? Peu importe, en tout cas je me suis bien laissé emporter par ces flots grammaticaux grevissiens.
Merci Mo ;
tu avais commenté le premier épisode, là : https://carnetsparesseux.wordpress.com/2017/04/20/embarquement-immediat/#comment-8374
🙂
les flots grévissiens reviennent dans le prochain épisode avec la marée de demain matin !
Alors j’espère que ce sera une grande marée qui nous ramène le Jules-Grévisse et son ennemi potentiel ! Il y a du « 20 000 lieues sous les mers », c’est sûr, donc ce n’est pas un narval géant qui s’approche ? Ou Gérard de Nerval et ses poèmes ??? 😆 Et la mise boîte, les bateaux qui avancent de « conserve », on va se retrouver dans une sardinerie avec Douar-né-Nez de Lande (pauvre Ned Land !), j’ai bien ri, c’est toujours jubilatoire avec toi !!! 😆
Gérard le Narval ? je note ce héros poissonneux ! sinon, oui, il y a un peu de 20 000 yeux sous les mers là-dessous 🙂
Un grammairien-appât, bientôt en perdition…Je veux (et je crains, vous savez pourquoi!) la suite de l’épopée! Bravo pour le feuilleton, vous n’êtes pas si Paresseux que vous voulez bien le dire, pour notre grand plaisir.
pas d’inquiétude, je vais faire de mon mieux pour qu’aucun phonème ne soit endommagé 🙂
Entière confiance accordée pour ce qui concerne phonèmes et drôlerie!
Merci ! En revanche, je ne promets pas qu’un pluriel ne sera pas – un peu – écorché !
Ne serait-ce point le « Bescherelle-fantôme », ce bateau légendaire que tous craignent mais que peu ont vu, dont on raconte, la nuit par temps de gros mots, quand les chansons grivoises aux accords de temps improbables fleurissent dans chaque cambuse pour accompagner l’alcool et la fatigue, qu’il apparaît pour punir les écorchers-de-langue et autres flibustiers-de-la-grammaire ???
J’adooooore !!! Je me Jimmy-Hawkins de joie à lire ta dernière brillante trouvaille, Carnets !!!!
Ah, superbe trouvaille, le Bescherelle-fantôme ! tu aussi, tu l’as vu passer par une nuit sans lune, avec son drapeau noir battant au préfixe et son équipage de réprouvés sans-vocabulaire-fixe ?!
Oui, je l’ai vu… Oui, je me souviens… Trop souvent, je me souviens… Lui partant toujours au galop, farouche et indomptable comme je tente de le harponner… Maigre espoir que de l’atteindre… Hélas…
Quelques soirs où l’insomnie prend ses quartiers en moi, quand, seulement éclairé par la faible lueur d’une maigre bougie rapport au fait qu’EDF fait des travaux en contrebas de la bourgade, je me laisse à divaguer dans des souvenirs confus, je ressens encore l’embrun impénétrable de ce COI dont j’ai, tant d’années et toute ma vie, cherché à percer le mystère, je me revois sans cesse rabroué par la furie soudaine des règles grammaticales et leurs ressacs d’exceptions qui confirment me renvoyant à mes études, secouant mon audace comme futile fétu, me déclassant sans cesse païen 1er cycle débutant au grand concert des connaissances de cette langue qui me refuse autant que je l’aime !
Oui, je me souviens…
bon, tu as vu, j’ai coupé en deux ton Bescherelle-fantôme ! me fallait deux terribles vaisseaux pour ma flotte de pirates irréguliers…. merci patte !
Heureux les dodos, libres en leur monde imaginaire !
c’est très exactement ça, excellemment résumé d’une patte encrée ! 🙂
mais ôte-moi un doute, il y aurait des mondes qui ne sont pas imaginaires ?
Je crois en le pouvoir infini de l’imaginaire ! Un monde sans serait égal à un encéphalogramme plat !
Tu veux dire que la terre serait plate ?
faut que j’arrête le Jules-Greviste avant qu’il tombe par dessus bord, alors !
Subrécargue qui es-tu ?
un mot du dictionnaire ?
garderas-tu ton mystère
subrécargue officier
lorsque ce livre me dira
ce que _ au juste _ tu es
Subrécargue qui es-tu ?
Je regarde sub verbo le sens
de vocable maritime
je ne suis pas déçu je sais
car malgré tout garde son charme
le joli mot de subrécargue.
Raymond Queneau
évidemment, si Queneau a déjà tout raconté…. Bon, en même temps, pourquoi m’étonne-je ? Le pire est que j’adore Queneau
Je rame, je rame et je marre (me) aussi !