Où est passé le vieux donjon ?
D’ordinaire – qu’il neige ou qu’il soleille qu’il crachine ou qu’il vente – on voit sa silhouette qui se découpe sur la crête où depuis treize-cent-douze et quelques ses vieux mâchicoulis baillent tout là haut en surplomb des maisons du village. Mais voilà qu’aujourd’hui sur la crête en surplomb il n’y a rien de plus que deux nuages en baguenaude et trois corneilles qui tournent au dessus des cailloux perchés, et pas l’ombre d’un vieux donjon…
Branlebas ! L’alarme sonne chez l’honorable correspondant honoraire de la commission des antiquités cantonales ! Alarme ! Les agents assermentés de l’administration départementale des beaux-arts sillonnent les routes et contrôlent les carrefours ! Panique ! Le téléphone carillonne dans le bureau de monsieur le conservateur des monuments et des richesses artistiques – en vain ! celui ci est déjà convoqué pour une réunion impromptue à la sous-préfecture !
Mais ou est donc passé le donjon ? A-t-il enfin été admis au centre de restauration du Louvre ? Prêté pour une exposition de castellologie ? Invité à un colloque international ? Démonté pierre à pierre par des marchands d’art sans scrupule et déjà dans la cale d’un cargo qui vogue vers les deux Amérique ?
Du calme ! Il a juste délaissé un moment sa crête pour nous rejoindre au bistrot de Léon. Le voilà : la clochette dingdongue comme il pousse la porte. Il salue les voisins s’enquiert des absents demande des nouvelles de l’école et des enfants puis se carre à sa place au coin de la banquette où personne ne s’égarerait un instant à s’assoir – surtout que les ressorts sont un peu défoncés depuis le temps qu’il s’assoit là. Il sirote en silence une menthe et feuillette la gazette locale – ne néglige ni les réclames ni les petites annonces – tout en gardant l’oreille au patient tic-tac de l’horloge de la marque Anisette qui berce le lent flip-flap des cartes abattues sur les nappes à carreaux rouge et blanc marquées de ronds de verre brûlées de cigarettes.
Bientôt reviendra l’heure qu’il faudra partir reprendre le harnais le tracteur l’atelier le plant de haricots – mais on n’y est pas encore et rien que de le savoir le temps passe plus doux. Le moment venu tous on s’ébroue on se lève on salue et on sort sauf le père Léon qui reste là qui rince et qui torchonne ses petits verres à pied et lui – le donjon bien sûr pas le Léon – comme les autres il y retourne, pas plus fier que les autres, et fait au fil des ans son boulot de château sur sa crête perché rêvant aux anciens temps sous un ciel éperdu d’armure et d’oriflamme.
Pendant toute ma lecture j’ai pensé à la Tour de Montlhéry qui pourtant ne joue pas les filles de l’air 🙂
Voire ?! une tournée des bars de Monthléry (et communes circumvoisines) s’impose…
🙂
ET moi j’ai pensé à la Tour de la Sorcière près de Thann. Il va falloir que j’aille faire un tour, voir si elle est toujours là ou si elle a pris place au bistrot pour une tour-née générale.
Curieux, je suis allé faire un tour (virtuel) à Thann, et j’imagine bien la Tour des sorcières traverser la Thur pour gagner la salle basse du café de l’Engelbourg (en enlevant avant d’entrer son beau chapeau de tuiles) et y retrouver l’impressionnant Oeil de la sorcière 🙂
Honte à moi : c’est bien de l’oeil de la sorcière qu’il s’agit et non de la tour. Cette dernière s’est effondrée, il ne reste que son oeil qui scrute l’horizon, l’entrée de la vallée.
Il est très impressionnant cet oeil de sorcière ! La tour des Sorcières, près du pont, est belle aussi, mais plus mêlée aux maisons.
Je n’ai pensé à aucun château, ni castel, ni donjon, ni édifice en particulier qu’à celui-là qui se fait la malle de temps en temps pour fréquenter un tantinet un peu du commun du bas, parce que la solitude des hauteurs de fond, ça fatigue à la longue. Les gens de haute feraient bien d’en faire autant de temps en temps !
Prendre le temps de perdre un peu de temps avec les autres, tout le monde ferait bien d’en faire autant de temps en temps
🙂
On a tous au fond de nous un vieux donjon (y a-il des donjons neufs?), une tour lézardée, un bout de rempart s’effilochant comme un sablier égrenant ses instants, et nos doigts peinant à retenir la silice qui file. Superbe, ton texte.
Merci Modrone. ; je crois qu’il ne c’est pas beaucoup construit de donjon ces dernières années ; des tours, oui. Plein. Bizarre, non ?
Superbe, ton image du rempart sablier qui s’écoule…
C’est donc là qu’elles sont nos vénérables tours génoises qui ponctuent le paysages du haut de leurs rochers, les jours de brumes! Vrai, nos sentinelles doivent en raconter de belles après deux ou trois verres « d’eau jaune »…
Il ne reste plus qu’à faire le tour des bars et des paillotes, et les écouter raconter 🙂
Et voilà que je t’ai vu
éternel conteur que tu es
debout devant la foule
en un ixième siècle d’avant
profitant des tribunes ouvertes
pour déclamer avec grâce
une histoire qui égaierait
un conte qui bercerait
le coeur des gens de ton temps
…
Bien trop timide pour me tenir debout devant la foule
(j’suis pas un donjon, moi)
mais je peux éventuellement m’assoir un instant au bistrot
🙂
Une inquiétude soudaine en lisant ce texte, je suis sorti de suite vérifier que la tour Madeloc et la Massane étaient toujours bien là dominant les Alberes. ..Ouf elles sont là. …mais être encore plus rassuré demain j’enfile mes chaussures de rando pour y monter.
Joli texte sur ces êtres de pierres qui vivent avec nous.
.
Alors, elles sont toujours au dessus des Albertes ? Ou bien les as tu trouvé attablé devant un petit banyuls bien frais ? (ça se boit frais, le banyuls ?)
Un rien mélancolique mais j’aime ;o)
Un rien, oui. Y’a de ça aussi 🙂
Il y a aussi la tour des sorcières de Rouffach.
Les fantômes des sorcières emprisonnées autrefois sont bien capables d’avoir déplacé la tour…
En fait, je ne vois que ça!
Sorcières emprisonnées, fantômes voleurs de tour….ça ferait une jolie histoire à frissonner, parfaite pour l’automne et ses nuits qui rallongent sous les feuilles qui tombent !
je note 🙂
Joli texte, mais c’est un brin désolant de se dire que même les donjons retournent faire leur boulot (de sentinelle ?) après une petite pause.
Je les imagine retourner à « leur place » à pas lents et pesant…
J’aurais envie qu’ils décident de prendre la clé des champs et qu’ils partent visiter le monde, quitte à perdre/abandonner/donner une tuile ou une pierre en chemin.
Une idée pour un conte à épisodes ?
Pour une longue balade, on va peut-être choisir un bâtiment moins lourd qu’un donjon, mais pourquoi pas ?!
le sûr, c’est qu’il y aura bientôt un conte à épisode… 🙂
Absolument génial, tourbillonnant, léger! La langue est superbe, toute en rareté et en simplicité. Une belle manière de donner vie à ces lourds gardiens venus des temps passés.
oups, j’avais oublié de répondre (sans doute distrait par une actualité aussi pesante qu’un donjon) : merci Lesnarinesdescrayons !
Personnellement j’ai pensé à la Tour Eiffel de Trénet qui part en ballade en sautant la Seine à pieds joints.
depuis, je surveille du coin de l’oeil le beffroi de ma ville, dès fois qu’il aurait des envies de venir faire son lit dans mon jardin.
Super texte comme toujours, cher Dodo
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine ; j’avais pas pensé à Trénet (pourtant, rien de tel que de penser à Trénet – ça devrait même être obligatoire, ces temps ci, comme une cure de légèreté) !