« Sombre crétin de corbeau ! Maudit paltoquet emplumé ! » glapit le renard à moitié étouffé sous les coulées de fromage. Qu’eut-il mieux fait que de se plaindre, à part courir se laver la tête à la rivière la plus proche ? C’est ce qu’il fait.
Tandis qu’il s’ablutionne, frissonnant et grimaçant – car le renard, s’il tient à garder propre son poil rouge, n’aime pas plus qu’un autre plonger le museau dans l’eau froide avant que potron-minet ait dissipé la nuit noire – une grosse voix le surprend :
« Pouah ! Mais quelle odeur ! ça sent le vieux laitage… Perrette n’a quand même pas une fois de plus flaqué sa cruche à l’eau ? C’était un loup passant par là (il cherchait l’aventure). Il avise le renard :
– Je subodore que c’est toi, cette puanteur ? Bravo ! On dirait que tu as dormi dans une fromagerie !
– C’est le corbeau, enfin, son fromage… tente d’expliquer le renard, un peu pleutre. Le loup ne l’écoute pas :
– Et tu te laves dans mon ruisseau ? Mais qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? répond l’animal plein de rage (il fait semblant ; c’est un loup très primesautier).
– Là tu attiges, loup, dit le renard qui connait la fable, je ne suis pas un agneau.
– Pas un agneau ? Il lance à brûle pourpoint : Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! Devant la mine chafouine du renard, il reprend : Bon, ça va, je plaisante ! Trêve de calembredaine, où as-tu mis l’agneau ? »
Le renard ne répond pas. Les rodomontades du loup ont assez duré. Les galéjades, ça va un moment ! Alors il a replongé la tête dans l’eau froide et se rince les oreilles à grand glouglous.
« L’agneau ? demande le petit prince en sortant de l’ombre. Vous voulez dire le mouton ? »
Le loup se tourne vers lui :
– Je ne sais pas qui tu es, mais si tu crois que tu peux me mettre en boite !
Il avise la caisse percée de trous posée près du petit prince et reprend :
– Tu l’as caché là, hein ?
– Qui ? Le mouton ? redemande le petit prince.
– Non, l’agneau ! réplique le loup. Je suis sûr qu’il est là-dedans ! Et d’ailleurs, ça ne me plait pas, cette histoire d’agneau en boite ! Si ça se trouve, il est malade, ou alors c’est un bélier – avec la caisse on ne voit pas les cornes – ou encore il est trop vieux ! Je veux un agneau qui vive longtemps ! Enfin, assez longtemps pour que je le mange.
– Mais pourquoi forcément un agneau ? insiste le petit prince. Tant que la boite est fermée, ça peut tout aussi bien être un éléphant, un boa, ou même un baobab. »
Le loup essaie d’imaginer ces drôles de bêtes qu’il présume gouleyantes… Pas facile, avec juste le nom : sauf pour baobab. Celui là sonne délicieusement dodu. Après un silence, il demande :
« Dis, si ça peut être tout ce que tu dis, ça pourrait aussi être un troupeau d’agneaux, non ?
– Tu veux dire un troupeau de moutons, répond le petit prince. Puis il se rappelle qu’il faut être conciliant et reprend : Bon, comme tu veux. Oui, ça peut être un troupeau d’agneaux. Ou même tout ça en même temps. »
A ces mots, le loup ne se sent plus de joie, il ouvre une larges patte griffue, s’empare de la caisse et s’enfuit au plus profond de la forêt avec son garde-manger mirifique !
« Parti sans dire au revoir ? Quel gougnafier, ce loup ! fustige le renard qui sort de l’eau.
– J’espère qu’il sera prudent.
– Prudent ? Le loup ?
– Oui. Parce que ça peut aussi être un chasseur.
– Un chasseur ? Le loup ?
– Non. Dans la boite. On ne sait pas, tant qu’elle est fermée. »
Mais le renard n’écoute plus : il cherche le long de la rivière un bout de fromage encore à peu près intact qu’il avait mis de côté. En vain. Alors, le petit prince lui indique du doigt le corbeau perché sur la dernière branche de l’arbre qui se découpe dans la nuit : l’oiseau a profité de la nuit noire pour voler reprendre son fromage. Le renard râle derechef.
« Tout ça pour un rogaton de Chester, dit le petit prince.
– C’est quoi, un Chester ? demande le renard.
– Tu sais bien, un fromage du Cheshire, répond le petit prince. Le chat de cousine Alice en raffole. Tiens, la preuve si j’ai raison :
A ce moment, un nuage sombre passe dans le ciel. Le renard et le petit prince, la rivière et les étoiles, l’arbre et le corbeau, tout s’efface dans l’obscurité redoublée. Seule subsiste la demie lune souriante et luisante du fromage suspendu au cœur de la nuit noire.
* * *
La Licorne propose ce mois-ci une ribambelle de mots désuets. J’en ai emprunté une poignée pour raconter la suite du Petit Prince au jardin.
pas mal trouvé, bravo!
Merci Suzanne !
C’est une histoire au shaker ça !
;o)
Du chester au shaker ? ça doit en faire, des miettes 🙂 !
Dire que j’aime est un doux euphémisme !!! on est sûrs d’une chose : point de réverbère dans la boîte, sinon on verrait de la lumière 😉
Voilà une sage observation : cela dit, le loup se fiche des réverbères (ça ne mange pas) et le petit prince n’a pas croisé l’allumeur, aluni sur une planète d’à côté de la boite, et le réverbère attend son heure dans le noir…
tout est sous contrôle 😀
Pas de sirène non plus dans la boîte de sardines, sinon on en verrait la queue… Moi, j’adore t je relouerai d’ici la saint glinglin…. Je suis à la bourre et bourre et collegramme . C’est fin, très fin, ça se mange sans faim…Merci! Mille fois mercis!!!
Merci Maitre Renard ; c’est vrai que j’avais promis de la sirène et voilà que je ressers du renard 😦 ; un peu de patience, peut-être bien qu’un prochain épisode verra la boite ouverte !
Je lis tout ce que tu fais avec délices et des lunettes. Quitte à ce que tu rougisses, je trouve cela toujours d’une égale finesse et d’un humour sans faille, d’une originalité rare. Il n’y a peut-être que l’écriture de Carine Lejail (blog é(mots)tions qui me donne autant de joie . Ceux de ma voyageuse préférée, Marine (blog affranchie), ou de mon économiste si pétillante Mari (blog la valise du calibre) me comblent pour d’autres raisons que celles de l’écriture. Sans compter Anna Coquelicot, Clem, Sofi, et pas mal d’autres si bien que je finis par me disperser malgré ma curiosité insatiable… Tout cela pour te demander humblement (tu parles, je ne sais même pas ce que c’est que l’humilité) si tu accepterais le jeu d’une mini interview en 5 questions comme je l’ai fait récemment pour Patrick taise Nguyên?
Bien à toi…
A ces mots le dodo ne se sent plus de joie, ouvre un large bec et dit : d’accord bien sûr pour l’interview 🙂
Merci Maître Renard !
Ravi! On attend juste après le 25 parce que je vais consacrer la plus grande partie de mon temps et de mon énergie au Printemps des poètes. Mille mercis
le 25 est une date splendide 🙂
Moi, je serais le loup, je trouverais une rose dans la boîte. Avec ses épines.
Tu es vraiment un artiste de l’imaginaire !
Je suis complètement fan !
Merci Martine.
J’avance complétement au pif, avec juste des petites situations à coup de « et si… ? : renard/onde pure/loup, agneau/mouton, etc, et je regarde les personnages se débrouiller en souriant.
Maintenant les deux grandes questions, c’est : « stop ou encore ? » et « qu’est-ce qu’il y a dans la boite ? »
Et bien sûr s’il y a une suite la rose risque de revenir !
Encooooooooore ❤
J’ai tout aimé et me suis esclaffée plusieurs fois
Et je ne m’attendais pas du tout à l’arrivée du petit prince
Bisessss
Moi, je savais tellement que le Petit Prince allait arriver que j’ai oublié de le dire dès le début 😦
Je me délecte en croquant tes fabliots. Un vrai régal.
Et maintenant je suis dans l’expectative de savoir ce qui se trouve dans cette boîte ???
Une autre fable à coup sûr.
Bonne idée, Dominique, une fable en boite… je vais demander au loup s’il accepte qu’on entr’ouvre le couvercle.
C’est bien fait, très drôle et culturel… Bravo
avec le sourire
Avec le sourire, ça, oui. Mais culturel ? Je fais rien qu’à voler des bouts de répliques dans les écrits des autres 🙂
Merci Lilousoleil
Lire le dodo et être fan est un pléonasme ! Vivement toute suite, début ou pas. De toute façon, quand on aime, on ne compte pas même pas le troupeau dans la boite.
Merci Anne ; une suite ? ça se pourrait. Mais tant qu’on a pas ouvert la boite, on ne sait pas ce qu’on va trouver ou pas.
Une idée de piste ?
Magnifique cette fable, mais… le Petit Prince ne répond jamais aux questions. Pourquoi a-t-il répondu au loup ? Je ne peux imaginer qu’il en ait peur. Le Petit Prince n’a peur de personne. Surtout pas du loup.
Tu as raison Alphonsine, je n’ai pas relu le petit prince et j’avais oublié qu’il ne répond jamais aux questions… bon, ici, il répond à des questions du loup par d’autres questions… donc il ne répond pas vraiment ; et non, bien sûr, il n’a pas peur du loup (d’ailleurs, qui à peur du grand méchant loup ?)
Ben moi, j’en ai peur, un petit peu quand même, surtout que je joue à avoir peur, sinon le jeu n’est plus du jeu.
Rholala ce que c’est bien !
Merci Dodo pour ce second épisode. Que dire ? C’est poétique, drôle, inattendu et avec tellement de finesse. Et, je ne sais absolument pas comment tu fais pour qu’on sente de la bienveillance dans tes histoires… Bref ça fait du bien et de nos jours, c’est précieux.
Merci Marianne ; de la bienveillance dans mes histoires ? c’est celle des personnages : facile, il suffit de s’astreindre à ne choisir que des personnages bienveillants, et le tour est joué.
Mais c’est vrai que ça fait du bien, de nos jours, en tout cas je trouve.
Délicieuse histoire… Mais qu’arrivera-t-il au pauvre loup que j’imagine pas si méchant que ça…
Mais à propos de fromage, j’ai comme un petit creux, là. Je suis très fromagivore.
Bonne semaine à toi
Le loup n’est ni si méchant ni si pauvre que ça : maintenant, il a une boite-garde-manger magique, c’est quelque chose…. tant qu’on ne l’ouvre pas 🙂
C’est bizarre, hein, comme les histoires de renard tournent souvent autour du manger… et du fromage ?!
bon appétit !
En effet, c’est un bon loup qui est d’une patience remarquable !
Il y a assez de loups voraces et sanguinaires ; ça repose, de temps en temps, un bon loup adepte de « patience et longueur de temps font plus que… » (c’est aussi un loup qui lit les fables qui ne parlent pas de lui)
Toujours une douceur, de l’agilité, du rythme… et de la bienveillance, oui.
A reblogué ceci sur Maître Renard.