Poète au Paradis

Cette nuit, surprise : je me suis retrouvé au Paradis. Enfin presque. Mais il vaut peut-être mieux que je reprenne au début. Cuisine rangée, vaisselle faite, rideaux tirés, j’étais bien parti pour ne rien faire de ma soirée avec application. Et puis, levant le nez du livre que je ne lisais plus, voilà que j’aperçois, au milieu du mur du salon, une grande porte qui n’y était pas auparavant !

Je me lève, j’approche. Mais… c’est la porte du Paradis ! Comment je le sais ? Je le sais, c’est tout. S’il faut tout expliquer ! Je clenche. Zut, elle est close, avec un petit mot « complet » punaisé sur le chambranle. Là, me voilà un peu éberlué : le Paradis, fermé ? On n’a pas idée, quand même ! Ça n’est pas que j’ai l’orgueil de m’y croire une place réservée, mais bon, quand on découvre la porte du Paradis dans son salon, il n’est pas interdit d’espérer.

Alors je toque, longtemps. Enfin, la porte s’ouvre dans un cliquètement de loquet et un ange passe la tête dans l’entrebâillement :
« K’voulez ? Il baille. Interloqué, je bisyllabise deux fois:
– Entrer. Je peux ?
– Savez-pas lire ? Complet, c’est marqué.
J’insiste poliment :
– Mais tout de même, cette porte est dans mon salon, donc vous êtes un peu chez moi.
– Si on est chez vous pourquoi vous voulez rentrer ? Pas clair, votre affaire.

Je me dit qu’il vaut mieux reprendre calmement : je lui indique mon meilleur fauteuil et je sors la bouteille de prune. On arrive bientôt à s’entendre. Il m’explique : Vous comprenez, avec tous les élus qui attendent et le Jugement Dernier qui n’arrive pas, on commence à manquer de place. Alors, on accepte d’abord les spécialistes, plumiers pour les ailes, météorologues pour les nuées… et bien sûr des plombiers. Z’êtes plombier ?

La mort dans l’âme – c’est le cas de le dire – je décline.
– Dommage, parce que je vous aurai fait entrer illico. Faites quoi ? »
Poète, je réponds. Ça n’a pas l’air de l’enchanter. Pour lui faire comprendre que je comprends, je dis : Oui, vous devez en avoir des pleins nuages, j’imagine. Pour les hymnes, les psaumes, les litanies, les cantiques…

Il se ressert une goutte de prune :
– Non, c’est pas ça…. pour tout vous dire, poète, c’est pas très bien vu, Ici-Haut : les Poètes maudits de Verlaine ou la Saison en Enfer d’Arthur, jugez de l’effet!
– Certes, mais John Milton, quand même, ou le Paradis de Paul Verhaeren ? C’est quand même du feu-de-Dieu – oh, pardon !
– Y a pas de mal. Milton ? Celui du Paradis perdu ? Et Verhaeren qui laisse en plan son héroïne sur le seuil du Paradis ?!  Enfin… vous, c’est pas eux. Faut voir. Vous en pensez quoi, vous autres ? »

Vous autre ? Quels autres ? Avant que j’ai le temps de dire quoi-ou-qu’est-ce, un concert de bêlement lui répond : brebis, agneaux, moutons, mon salon est envahi de bêtes à laines ! L’ange me rassure :
« Vous bilez pas, c’est les élus. Ben oui, le Bon Berger, l’Agneau de Dieu, c’est pas juste une image pour faire joli.

En effet, chaque bestiau a son auréole et une petite paire d’ailes laineuses. L’ange se tourne vers eux. Ça conciliabule un moment, puis il me dit :
– Écoutez, on va vous faire une fleur : vous nous faites un petit poème, là, et si ça plait aux copains on vous trouve une place.
– Un poème, là, devant eux ? je dis en montrant les moutons.
– Oui. Un poème contre un coin de Paradis. Évitez le loup et l’agneau, bien sûr ! Il rigole, puis reprend : Comme thème, le Paradis, ça vous va ? Faites court, si possible. On n’a pas l’éternité. Enfin, si, mais bon. »

Me voilà donc devant un ange et un plein salon d’élus-moutons. Il y en a partout, sur le canapé, sous la table basse, dans l’horloge, et même perchés en haut de l’armoire. Sans compter ceux qui volètent autour du lustre ! Il ne doit plus rester personne au Paradis. Un instant, je me figure la tête du Bon Dieu seul au milieu de son Éden vide pendant que les élus font le paradis-buissonnier dans mon deux-pièces… voyons, un poème…. Paradis, mouton, joie, chant, berger, verts pâturages… tout s’embrouille tandis que je bredouille un dizain:

Dansons ? Chants ? Des airs ? le berger, sans bête…

Hésitant, je marque une pause. Le chœur des moutons finit à ma place :

Dans son champ désert, le berger s’embête !

C’est la folie dans le salon ! L’ange applaudit des rémiges, les brebis trépignent du sabot à qui-mieux-mieux et bêlent de plus belle ! Est-ce gagné ? Au moment où je me dis, tel Winston Perez : « poète tu es au paradis », voilà que par la porte entrebâillée filtre une lumière de plus en plus éblouissante !
La porte s’ouvre devant moi !! Une grande voix s’élève, étourdissante !! Il y a un éclair, un roulement de tonnerre – où bien est-ce le trottinement des sabots sur le parquet du salon ?

Puis il y a un grand silence.
Et je me réveille tout seul dans mon salon.
Ai-je rêvé ? Je crois que j’aimerai le croire. Mais en faisant le ménage ce matin, j’ai retrouvé sous le canapé quelques moutons.

* * *

En décembre, Jobougon avait gagné une histoire de son choix et m’a proposé un thème : « le paradis ? c’est complet« . Paresseux et cumulard, j’ai raccroché l’affaire au jeudi-poésie d’Asphodèle, façon de caser un petit poème du dimanche presqu’holorime.

69 commentaires

  1. Des moutons, j’en ai aussi chez moi. Mais je n’ai pas fait le rêve. Pourtant, j’aurais bien aimé, rien que pour arriver à trouver toute seule le joli vers qui a plu aux habitants du paradis.
    Allez, je te souhaite une belle vie et le paradis au bout…

  2. Ils ont dû venir chez moi aussi parce que je retrouve des moutons partout.. Par contre je ne saurais pas si joliment le raconter mais il faut dire que je n’ai pas de prune à offrir à l’ange;)

  3. Une prune…? Moi qui croyais que les anges se limitaient à un verre de lait😉
    Y avait pas une plume mêlée aux moutons ?
    Un régale à lire ce « Poète au Paradis »…!

    • Les anges boivent du lait…au paradis ! quand ils en sortent, ils peuvent bien s’offrir un petit extra. Je vais regarder sous l’armoire si je trouve une plume égarée.
      et merci ! je me suis régalé à l’écrire…. après avoir pas mal tergiversé et zigzagué autour du sujet proposé par Jobougon (non mais, le paradis ! quelle idée elle a eu !:)

  4. moutons, rêve, ou quoi qu’ce soit
    cette histoire m’a fait sourire
    et tendrement si je peux
    juste avant d’aller dormir…
    merci sir
    et bon matin…

  5. j’y reviendrai.
    Pour l’instant, je ne laisse qu’un bref instant d’éternité avec ces quelques mots mais ça m’a rappelé cette poésie de mon cru.
    https://jobougon.wordpress.com/2013/12/17/lappetence-de-logre/
    Merci carnets, j’ai eu RdV avec mon REM avant quand même. 😉
    https://jobougon.wordpress.com/2016/12/30/le-paradis-est-complet-revenez-plus-tard-lorsquil-y-aura-une-place-disponible/
    « La frustration de l’attente n’a pas eu lieu ». C’est de Jean Giraudoux je crois. 😀

      • Ben en tout cas, je le trouve sacrément bien bricolé, ton texte ! Je me disais aussi, en te relisant, que la célèbre citation de l’archange Raphaël, (Chapitre 4444 verset 7777, version septante) « La moutonnerie mène à tout à condition d’en sortir », le confirme tout à fait, à la différence près que, si jamais on n’y entre, on n’a jamais non plus besoin d’en sortir.

  6. « Le Paradis est un territoire où l’oisiveté serait la mère de toutes les vertus » (Robert Sabatier)
    Toi qui aimes plus que tout la procrastination…
    C’est sans doute pour cela que l’ange t’a accordé sa bienveillance et t’a proposé de devenir berger des mots (qui ne sont pas tous à laine)
    Bises

    • Jolie, cette citation de Sabatier ; je ne connaissais pas.
      Mais non, je ne procrastine pas, c’est juste que ça prend du temps de laisser les mots raconter une histoire.

  7. J’aime quand tu cumules : ça nous fait une histoire de plus ! Quel poète et comment l’ange ne craquerait-il pas ? Pas seulement pour la prune… Tu crois que ça marcherait avec du coing (c’est tout ce que j’ai en gnôle !) . Bravo pour le ver pas verreux du tout et fort-à-propos ! 😆 Et comme le dit Martine, les mots ne sont pas tous à l’aine ! Arf, je sors ! Bises 😆

    • Une longue histoire pour justifier un vers hasardeux 🙂 Je ne pense pas que l’alcool de coing déplaise aux anges, mais je ne suis spécialiste ni de l’un ni des autres (faudrait demander à Marie ce que Gabriel prenait à l’apéritif…
      🙂

      • Tu te sous-estimes ! Vers hasardeux ? Comme tu y vas ! Et puis ça nous vaut une de tes histoires, alors on ne va pas se plaindre hein ! Pour les alcools aussi forts, je ne suis pas spécialiste non plus, on m’a donné cette bouteille de coing avant Noël, j’ai goûté…une fois mais pas deux ! 😆 En revanche, le Limoncello…arf ! Si seulement la Bible nous avait tout dit…on saurait ce que boivent les anges ! 😉

        • En vrai, j’ai été un peu paresseux pour la fin : le truc du narrateur qui se réveille (as-t-il rêvé ?) est quand même un peu facile. Mais bon, j’avais rien de mieux sous la plume.. et peut-être que j’ai voulu éviter d’inviter Le Bon Berger Lui-Même dans mon salon 🙂

  8. Ah! C’est donc ça des holorimes😉😄
    Tu m’as bien fait rire avec l’arche de Noé dans ton salon pour gagner ta place au paradis…Et la fin est trop mimi, très bien vue, quoi!
    Bises

    • Pas toute l’arche de Noé, quand même…. juste la bergerie céleste ! ou alors, faut que je regarde sous le buffet s’il ne reste pas un rhinocéros….

      et oui, c’était un jeudi spécial holorimes.

  9. Les Carnets pas du tout paresseux sur cette publication, pardon, il me faut reporter ma lecture pour voir ailleurs si c’est plus court 😥
    Comme un atelier d’écriture si j’en crois Miss Aspho ?
    Gros bisous d’O.

  10. Des animaux au paradis ?

    Un soir dessous la couette lors que nous devisions
    De façon fort abstraite et sans télévision,
    Je me mis dans la tête de lui faire accepter
    Qu’il soit juste et honnête que nos amis en aient !

    Nos amis, direz-vous ? Sommes-nous dans un conte ?
    Est-ce à dormir debout, il faut que tu racontes ?
    Bon ! Donc sur l’oreiller, tendre et moelleux à souhait
    Deux poètes étranges de plumes discutaient

    De plumes en nom d’oiseaux cela fut vite fait
    Et d’une chose à l’autre, les nuages passaient
    Puis ce fut Gabriel qui l’aile un peu rebelle
    Est arrivé grognon sur un nuage blond.

    -« Mais quand même, dit-il, ce n’est pas interdit
    Un bon gros chien fidèle couché au pied du lit
    Une bonne caresse à promener sans laisse
    Un qui monte la garde quand la plume musarde !

    Raphaël lui sourît : je préfère les chats
    Avec de grands yeux gris et un nez rose et plat
    Ca ne prend pas de place et ça tient compagnie
    Et puis c’est efficace, ça chasse les souris !

    Michel, le bagarreur, lui, voulait un dragon !
    Pour chauffer son café et fondre les grêlons !
    Certain parlaient d’un âne et de grandes balades
    D’autre de chimpanzé, ce fut la rigolade.

    Mais de toute manière ce fût et resta non
    Ferme, le grand Saint Pierre refusa pour de bon !
    Alors les anges en grève furent un tel raffut
    Que la fin de mon rêve fut de plumes perdu !

    🙂
    quelle fréquentation dans ton salon !)

  11. Délicieux
    —–
    donc
    là haut
    les élus sont transformés (et tondus)
    comme des moutons

    pas vraiment pressé
    d’aller y présenter ma laine.
    —–
    Le paradis un cagibi dans un salon
    belle image.

    • Pressé par l’horloge je n’avais pas songé
      à toutes les implications de l’élu-mouton-tondu !

      ça fait une raison positive de croire au paradis
      puisqu’ici bas, tondre les élus, c’est utopique…

      🙂

  12. Mais si , mais si, ton poème est holorime, la preuve, tu as (presque) gagné le paradis ! Bien que je ne t’envie pas tellement ! Déjà les anges, la musique et les harpes, je suis comme Tom Sawyer ou Huckleberry finn, pas très tentée. Mais en plus devenir un mouton même avec une jolie auréole, très peu pour moi. En tout cas, ce texte plein d’humour m’a bien amusée. Bravo !

    • Merci Claudia-Lucia ; presqu’holorime, je maintiens, parce que berger= berger certes ça holorime mais c’est un peu abusé !
      Et même si l’auréole et la harpe ne font pas rêver, je crois que les petites ailes (et les sabots !) plairaient à Tom et Huckleberry… non ?

  13. 1 – Cela ferait presque un petit sketch de Théâtre, un peu comme dans les diablogues de Roland Dubillard.
    2 – Je refuse d’aller au paradis !

  14. Les brebis doivent permettre de faire un fromage divin, n’est-ce pas?
    Désolée pour ce commentaire terre-à-terre…
    Mais tu en as tiré un texte savoureux, eh bêéééééééé!

  15. Combien as tu pu en compter avant de t’endormir ?……………Un ange passe……….

  16. Elle en a de la chance Jobougon ! C’est un super cadeau cette histoire 🙂 Je ne regarderai plus les moutons sous mon canapé de la même manière maintenant 😁

    • J’ai eu de la chance qu’elle me propose un tel thème 🙂
      (et j’accepte toujours les suggestions, offres et sujets d’écriture…. tant qu’il n’y a pas d’obligation de résultat (et que ça loge dans un calendrier raisonnable)

  17. Ce salon, il faut que j’y aille faire un tour. Entre les jours de la semaine, les anges, les élus, et bien d’autres encore qu’il me reste à découvrir, je trouve que la muse te fait souvent la grâce de se poser sur ton canapé (ou en haut de l’armoire). Tes histoires sont savoureuses !

    • Merci Frog ; la muse et les histoires viennent à leur guise, il s’agit juste être là pour les écouter. Et le salon est un des petits décors bien pratiques, avec le jardin public, dont, paresseux, je me sers volontiers : tout le monde sait à quoi ça ressemble, donc j’économise de pleins paragraphes de description 🙂

      Je commence à songer presque sérieusement à un petit recueil, mais quelles histoires choisir ?

      • Alors ca c’est une bonne nouvelle. Je me garderais bien de te conseiller, je n’y connais rien. Penses tu à une unité thématique ? Si tu hésites entre telle et telle, je peux peut-être te donner mon avis, mais pr ce qu’il vaut…
        C’est très intéressant la façon que tu as de parler souvent d’économiser des descriptions ou des explications en utilisant un terrain connu, fable, conte ou décor. D’autres aiment passer du temps à installer cadre et contexte, poursuivre la nouveauté ou la singularité d’une atmosphère, ca fait partie du jeu. Je ne crois pas que cette familiarité sur laquelle tu joues soit un moyen de gagner du temps. 😉

        • Une unité thématique, j’aimerais ben, mais laquelle ? Pour l’instant, je regroupe les textes possibles, et je compte sur eux pour me faire des propositions. J’hésite aussi sur les formats : 700 mots, c’est bien pour un blog, mais peut-être court pour une nouvelle sur papier….
          Mais à un moment donné, un avis extérieur sera très appréciable (= merci !) 🙂
          Je ne crois pas que l’économie de décor fasse gagner du temps ; mais de la place, oui : sur le blog, les mots sont comptés (comme dit au dessus). Mais ta remarque me donne envie d’essayer de soigner les décors, et peut-être de leur donner le premier rôle.
          affaire à suivre 🙂

  18. Je découvre votre blog et si la vie d’écrans ne vaut pas la vraie vie, parfois elle permet des belles rencontres. Votre humour m’a touché, votre style itou, longue vie à vous. Pascal

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