Noyé dans la brume du matin, le petit square du quartier prend des airs d’aquarium. Le brouillard enveloppe les feuillages, efface les buissons, aminci les troncs, étouffe le maigre bruit de la rue. De l’autre côté de la grille luisante de givre, les façades jouent un théâtre d’ombre, où quelques fenêtres mettent des taches de lumière floues.
Moi je baguenaude dans cette coque de silence, frileux mais bien couvert, avec la simple compagnie des statues qui s’embrument sans bruit, réduites à des épures tremblées. Petite escapade égoïste que m’offre ce premier matin d’hiver, débarrassé pour un moment de la compagnie de mes bruyants congénères.
Mais le brouillard laisse passer une ombre qui s’approche et m’alpague :
« Tiens, un humain ! Vrai qu’on pourrait en croiser une douzaine sans les voir dans cette purée de pois. Sûr que le monde a raison de se planquer ce matin. Au train où il va, il ferait aussi bien de rester caché jusqu’à la Saint-Glinglin. La brume adoucit les angles, mais derrière le brouillard, ça craque, non ? Attention, pas aux frontières, hein ! On ne se connait pas, mais reprendre les âneries des pleutres roulent-tambour et des exploitent-trouille de tous poils qui rejettent la faute sur le voisin, ça n’est pas mon genre.
Zut, un bavard. Bien ma chance, adieu ma tranquillité.
« Je sais bien, on dira qu’on a fait comme on a pu. Du mieux. C’est probable. Mais faut croire que ça suffit pas toujours. Comme disait l’autre, on vit dans le meilleur des mondes possibles. Admettons. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a pas que ce qu’on fait qui compte. Il y a aussi ce qui aurait pu advenir. Chaque fois qu’on fait un choix, que deviennent les options pas retenues ? Les espoirs déçus et les chances manquées, depuis le temps qu’on bricole à la petite semaine où vous croyez qu’ils vont ? Qu’ils s’évaporent ? Si seulement. Attention, je vous parle pas morale ou métaphore, mais pratique. Jusqu’à plus ample informé, on a qu’une terre, alors faut bien que nos petits renoncements, nos déceptions ravalées, nos lâchetés cachées, faut bien qu’ils aillent quelques part.
La silhouette fantomatique m’a emboité le pas :
« Si le monde c’est trop vaste, imaginez ça à l’échelle de la place : si, derrière ces maisons, ces boutiques, il y en avait d’autres, plus ou moins pareilles mais pas tout à fait, invisibles bien sûr, et façonnées par tous les choix qu’on aurait refusé ? Et qui vivraient là leur petite vie, planqués sous l’escalier, comme qui dirait. Essayez donc d’imaginer ça ; avec le brouillard qui mange nos petits repères habituels, c’est plus facile.
L’ombre a un geste vague qui embrasse la rue – sombre comme une fosse marine, où les rares passants ont comme des allures de poissons des grands fonds et les voitures, d’étonnants bathyscaphes : « Imaginez-les, vos voisins, votre petit quartier tels que d’autres espoirs, d’autres amours, d’autres rêves les auraient façonnés. Sûrement des détails de rien du tout, une moustache au lieu de rouflaquettes, une natte et pas une queue-de-cheval, un volet peint en bleu et pas en rouge, un étage en plus ou en moins, un autre boulot. Mais à force, ça compte. Et vous, sauf votre respect, quelle autre vie vous auriez eu ? Plus riche ? Plus heureux ? Allez savoir. Et moi, d’ailleurs, j’aurai quelle tête ?
Difficile de répondre : je ne vois même pas son visage d’ombre.
« Regardez donc cette place, ces maisons ; elles vous paraissent solides ? Tant mieux. Si on suit mon idée, derrière notre petit monde douillet et un poil hypocrite, il y a tous les autres, ceux qu’on a rêvé en vain. Partant de là imaginez aussi la somme de chagrin et d’amour manqué – sans oublier la colère ou la douleur – qui rode derrière chaque porte, chaque couloir, rien qu’entre ces quatre rues. Et ça n’est pas sans conséquence : tous ces mondes invisibles, tassés, empilés, ça pèse son poids. Pas surprenant que des fois, la toile s’effiloche, que les coutures craquent, et que les trucs cachés derrière montrent le bout de leur nez. Vilain nez, parfois. Mais faut pas perdre de vue que c’est aussi le nôtre, enfin, un de ceux qu’on aurait pu avoir. »
Puis l’ombre oblique et disparait dans une allée. Rendu à ma solitude, je grommelle un « stupide vieux fou » qui s’adresse moins à l’inconnu qu’à moi, qui me hâte au jugé vers la petite barrière grinçante fermant le parc, soudain curieux de ce que je vais retrouver derrière la brume.
* * *
conte de saison pour les mondes invisible de l’agenda ironique de Coquelicot et cie
monde flou en forme de subconscient ….
oh, juste une petite brume de saison… et un solliloqueur de tous les jours 🙂
soliloquer est un art que je pratique au quotidien 😀
et moi donc 🙂
La suite pointe sous la brume, ou ce qu’elle pourrait être …
la suite, ce qu’elle pourrait être, ou ce qu’elle a failli être…. ça fait du monde au portillon !
Chouette, du monde 😉
Le coeur qui bat sous cette histoire, pour moi…. Entre vilain et avoir. Les deux dernières phrases de l’avant-dernier paragraphe… Mon coeur t’a remercié à leur lecture, a fait boum boum en écho.
Et puis l’ombre qui embrasse la rue d’un geste vague…
Merci carnets… j’ai lu à haute voix dès la troisième ligne jusqu’à la fin.
Il y a ton talent de conteur.
Et y a la musique de tes mots.
Merci Caroline !
Moi, je sais ce qu’il y a derrière la brume : il y a le soleil et le chaud printemps qui renaît. C’est mon espoir à moi, c’est pourquoi je peux te dire ce que cache la brume.
Tu as raison, et d’ailleurs depuis hier les jours rallongent de quelques bouts de minutes à chaque bout ; derrière la brume, c’est bientôt août qui pointera son nez !
C’est vrai ! Tous ces petits mondes en formes d’ailleurs, pourquoi celui-là et pas un autre ?
Vieux fou ou bien plutôt vieux sage ?
Ces questionnements viennent confusément, comme à travers… Euh… Voyons… La brume, peut-être ?
Mais oui, pourquoi ?
Parfois, je me dis… Que parce-que sinon, ce qui est ne serait pas.
Et puis parfois, plus aucune question ne se pose.
C’est comme ça ! Un point c’est tout !
Voilà qui est excellemment irrésoluble, Les autres possibles, à mon avis, ne l’étaient tout simplement pas. Au moment où ils étaient à portée de main.
Et ils inexistent donc de ce fait, donc, sont nulle part.
Et bien entendu, cette hypothèse n’engage que moi, et si tu lances le sujet, c’est que débat peut-être il y aura.
A suivre… J’adore les débats.
D’accord, dans la vraie-vie, les arguments « parce-que sinon, ce qui est ne serait pas » et « un point c’est tout » marchent très bien (je t’accorde ce point pour gagner du temps, parce qu’en vrai il y aurait à dire) mais dans un monde de mots qui se débrouillent plus ou moins pour raconter des histoires, les autres mondes sont bien là, à portée de parenthèse ou d’incise… ils n’inexistent que parce qu’on ne prend pas la peine de les raconter, ou qu’on ne sait pas comment s’y prendre. Et tiens, ça pourrait même faire partie des irrésolutions du nouvel an.
Moi, je crois que, pour toi, Jo, un autre commentaire existe, et pour toi, Carnets, une autre réponse est possible !!!
Com’ quoi vous êtes raccord à chaque fois !
Bien sûr que d’autres commentaires sont possibles ; d’ailleurs, David Vincent les a vu 🙂
et merci, Pat’encrée
Des commentaires reconnaissables au fait que, tous sans exception, contiennent un i inflexiblement droit comme un… i !!!
Parfois tout de même, les i des commentaires se retournent d’aise et deviennent des !!!
(tous, sans exception sauf un qui résiste encore et toujours)
L’humanité avec chacun ses rêves, chacun son lot de beauté et de laideur, tous semblables finalement…tant qu’on reste caché dans la brume si confortable.
Merci Almanito ; la brume est confortable jusqu’à ce qu’on se demande à quoi ressemble vraiment ce qu’on accepte qu’elle nous cache (enfin, dans l’histoire ci dessus ; pour le reste, je me garderais bien d’avoir un avis)
L’ombre ne serait-elle pas l’alter ego du promeneur de la brume ? Ou sa conscience embroussaillée de regrets, de remords et de « si » hypothétiques ! Je prône comme Jo l’existence de ce qui est palpable, tangible mais ce qui se passe en nous représente une multitude de mondes dont tu excelles à nous conter les méandres . 😉
Le vrai, c’est que je n’ai pas trop idée de qui est cette ombre : alter ego ou conscience du héros, ou bien son percepteur, ou même une ombre? heureusement, la brume masque fort aimablement mes incertitudes narratives, incertitudes auxquelles l’imagination des lecteurs pallie efficacement !
Sous la surface des choses, le champ des possibles… ou des possibilités perdues ?…
C’est tout à fait ça ; sauf quand les mailles se détricotent et que les possibles se mélangent (heureusement, ça n’arrive jamais) 🙂
Pas mal. Un p’tit côté Celinien dans le style. Surtout vers la fin.
Un « petit voyage au bout de la brume », en quelque sorte ? ça me va 🙂
merci !
Monde bizarre et il y a plein de tournures et d’images comme celle-là « Vilain nez, parfois. Mais faut pas perdre de vue que c’est aussi le nôtre… » Il me semblait juste bien fait pour retenir mes lunettes…
Je souris
Mais tu as raison, il sert (le nez) a retenir nos lunettes, et même celles qu’on n’a pas besoin de chausser (sourire aussi)
Mais oui, que deviennent les options pas retenues ? Se réalisent-t-elles dans des univers distincts, parallèles au nôtre? Mine de rien, ton texte recoupe une théorie très sérieuse de la physique quantique! Excellent!
Merci Coquelicot ! Dans la brume, on ne voit pas le chat qui est et n’est pas dans sa boite 🙂
24 décembre… Je n’avais jamais envisagé l’histoire du chat de Schrödinger comme un conte de Noël!!! 😀 Joyeux Noël à toi, Carnets Paresseux!
ouf, enfin une application concrète de la physique quantique 🙂
mais…
le cadeau est et n’est pas dans l’emballage ?
ou l’emballage est déjà le cadeau sans être le cadeau ?
Encore un texte évocateur, qui m’a fait replonger dans mon enfance normande , la première fois ou j’ai découvert cet épais brouillard et qui a développé mon imagination et m’a fait demander ce qu’il pouvait bien y avoir après ces quelques mètres à parcourir, un autre monde…
Qu’il est dure de faire le deuil des choix que nous n’avons pas fait, d’autres les ont certainement fait pour nous.
Merci pour ces brumeuses pensées, et qu’elles restent floues, ça fait un joli tableau.
La brume est bien pratique pour laisser l’imagination des lecteurs jouer à plein. Moins pratique quand il faut vraiment se balader dedans, et que même devant s maison le prochain pas est incertain 🙂
Le charme de ce texte brumeux n’est pas invisible du tout, ton texte est donc hors concours !
Hormis peut-être le petit grincement de la fin qui rend une certaine réalité à…ho je ne sais plus quoi dire, je retourne dans ma brume !
Bises
écrire un texte invisible, une page blanche le fait très bien. Mais c’est un peu frustrant pour tout le monde 🙂
merci Monesille
Coquelicot m’a grillée sur le poteau… Moi aussi, j’aurais bien vu les options non retenues dans des univers parallèles. C’est mon goût pour la SF qui parle ici.
Et la brume, il peut y avoir n’importe quoi derrière, surtout des choses qui n’étaient pas présentes avant que s’installe la brume. De quoi imaginer des choses effrayantes en frissonnant malgré sa petite laine. D’autant plus qu’à force d’imaginer des choses horribles, des choses horribles finissent par arriver (j’ai lu ça quelque part mais je ne sais plus où, c’est brumeux dans mon souvenir).
Mais il y a peut-être des univers parallèles où prospèrent les options manquées 😉 ce texte est un peu flou, heureusement que la brume masque gentiment ses failles. Mais elle laisse passer un peu du grincement du monde de ces jours ci, où, « à force d’imaginer des choses horribles, des choses horribles finissent par arriver », même sans tentacules caoutchouteuses lovecraftiennes.
moralité : il faut d’urgence imaginer des choses pas horribles.
Troublante rencontre que cet énigmatique homme de la brume…
J’ai souvent joué à cela du temps de mes rêveries adolescentes : imaginer ce qui n’a pas pu être…Et si, et si… et si…comme dit Bruel, le grand penseur du XX° siècle. Chaque fois que je lis, ton style fluide et luxuriant à la fois, je me dis que je perds quelque chose à ne pas être plus régulière. Du coup je me suis jetée sur ton roman en huit épisodes et j’ai adoré.
Bon cette fois je te mets dans ma blogliste. Si je ne le faisais pas, ce serait nier ton talent qui est grand.
Joyeux Noël.
¸¸.•*¨*• ☆
« Et si », « et si »… c’est le meilleur petit moteur pour (se) raconter des histoires 🙂
Merci et bienvenue Célestine !
Oh!Mazette! C’était un dimanche matin?😄
J’en frissonne! Parce que si les portes sautent, ça va faire du vilain!
Il me tarde de savoir ce que cache cette brume.
Ici, nous sommes souvent dans le brouillard, pendant un mois, voire plus l’hiver. Alors en attendant tes révélations, j’irai me balader pour voir si je peux avoir des indices! Bon pas du 24 au 25 décembre, parce que là pas de mystère c’est le Père Noël qui va passer😄
Bises et bravo
ce qui se cache derrière la brume ? Ce qu’on veut ! Mais il vaut mieux penser à des trucs positifs, parce que, comme dit Leodamgan, « à force d’imaginer des choses horribles, des choses horribles finissent par arriver »… et personne ne veut que tous les dimanches inaboutis sortent de la brume :))
« La vie est tout de même une chose bien curieuse… Pour qui sait observer entre minuit et trois heures du matin. » Quai des brumes. c’est de circonstances.
Mais vers trois heures et quart, curieusement, il n’y a plus rien de curieux.
Merci pour ce Quai de circonstances.
Matinale balade où le beau naît au gré des mots qui écharpent à la gorge les emmitouflés taiseux retenant sous cape l’octroi d’un devenir solaire. Très beau sujet, soyeux, où transparaît dans chaque micro goutte de brouillard, l’éphémère d’un arc en ciel naissant. On imagine, on s’imagine. Là, je ne soliloque pas ! 🙂
Merci Jean-Marie. J’aime bien quand un lecteur voit à travers la brume de mes phrases
🙂
Un pan de brume, c’est un peu comme une page d’écriture. Le soulever offre d’innombrables possibilités pour l’imagination.
C’est tout à fait ça ; on soulève une page de brume et un livre apparait….
En relisant ton texte, il me revient ces questions que je me posais, avant, du genre: qui serais-je, si mes parents avaient été autres, quelle autre vie, sentiments, aventures aurais-je eu? Comment se manifesterait mon existence à moi-même?
Ton texte a réveillé tout cela…
Merci Jacou ; qui serions-nous si nous avions été autrement ? les mêmes, mais différemment…
J’étais aussi exaspéré que ton protagoniste devant autant d’idio-vérités !! Après, à chacun son chemin, à ceux qui voient le verre à moitié vide, le regret d’avoir raté quelque chose, à ceux qui se re-servent, le plaisir de déguster le nectar existant !
ouip, mais ceux qui imaginent d’autres bouteilles non-bues ont la possibilité de rêver les nectars et les ivresses évitées 😉
Ce qu’un état de presque-ébriété peut nous faire faire parfois !!!
Joyeux réveillon à toi, Carnets le magnifique !!!
Merci Patte-ivre-d’encre 🙂
Dans cette brume j’ai croisé un monde fou au portillon : un chat quantique, un homme, de la colère mais pas que, dès interrogations, un Patrick Bruel, des
Aliens et un dodo
Bon je file relire car je suis encore dans la brume de ce nouvel an qui débute sur les chapeaux de roue
(Je suis en retard je sais ça devient habituel, j’ai même raté les votes 😢)
En retard ? il y avait donc une jument verte avec une montre de gousset et des gants beurres frais dans l’alice in wonderland ?
mes amitiés au lièvre de Mars 🙂