« Alors, quoi de neuf ? demande Quoi-de-Neuf en passant la porte de la librairie.
– Ferme cette porte, répond Raconte-Encore. Attention au courant d’air ! Et puis zut, quel fourbi ! Le libraire pose sa loupe et sa pince à épiler, se lève lourdement, et sautille sur place : Ouf, ça détend ; j’suis fourbu.
– C’est un bouquin-puzzle ? Demande l’autre en se penchant sur la table. Tu diversifies ton offre commerciale ou tu veux te venger sur les invendus anonymes ?
– Écoutes, je te dirais, tu ne me croirais pas.
– Raconte toujours, Raconte-Encore.
– Alors figure-toi que depuis quelques temps, la vieille montre murale de la boutique s’était mise à battre la breloque. Des fois en retard, des fois en avance, et du même coup, moi aussi. Et dans le commerce, l’imprécision, c’est pas rentable ; le client ne te pardonnera jamais de fermer cinq minutes avant qu’il arrive, surtout s’il a la ferme intention de ne rien acheter !
– Ça, la recherche du temps perdu, dans ton métier…
– Arrête de m’interrompre, ou tu ne sauras jamais la fin ; Bref, je suis allé montrer la montre à Passe-Temps, l’horloger du bout de la rue. Il l’a ouverte, et devine ce qu’il a trouvé dedans ?
– Un engrenage grippé ? un ressort parti en niquedouille ? un échappement qui s’échappe ?
– Même pas. Au fond du boitier, il y avait plein de confettis mâchouillés qui gluaient les engrenages. Passe-Temps m’a expliqué que c’est à cause des rouages qui découpent le temps en heure, en minute, en seconde. Sauf que découper des secondes, ça distrait pas trop du temps qui passe ; alors il arrive que les pignons les plus dégourdis trouvent autre chose pour se faire les dents. Surtout la nuit, ou quand on ne regarde pas.
– Tu veux dire que c’est une montre cannibale ?
– Xactement ! C’est rare, mais ça arrive, surtout sur les vieux modèles. Les horlogers ne s’en vantent pas, évidemment ; ça ferait mauvais effet. Mais Passe-Temps m’a raconté des cas de montres de plongée qui grignotent des fruits de mer, des horloges de gare qui boulottent des valises oubliées ; il m’a confié qu’à la poste centrale, la pendule est friande de cartes postales en couleur. Parait même qu’elles ont leur préférence : le coucou du confiseur de la Grand’place raffole des pralinés, tandis que la comtoise du maroquinier préfère le cuir de crocodile.
– … , reste coi Quoi-de-Neuf.
– Et chez une horloge de librairie, à ton avis, les petits engrenages affamés tranchent, émiettent, grignotent quoi ? Des lettres, des mots, des livres ! Tu imagines le manque-à- gagner ! Et même plus d’invendu à retourner aux éditeurs… le bouillon, quoi.
Quoi-de-Neuf pointe prudemment le doigt vers l’échiquetis de papier encré posé sur la table : Bien sûr… et donc, ça, alors, c’est… ?
– C’est – ce sont – précisément ces miettes de mots. L’horloger me les a glissés dans une enveloppe. Il m’a aussi prêté une loupe – entre commerçants, faut bien qu’on s’entraide. Ça fait deux jours que j’y suis, mais j’ai réussi à séparer les mots, les lettres et les bouts de phrases découpées. Yapluka remettre de l’ordre dans ce malheureux bouquin. D’ailleurs, j’en étais où ? Oui, C’était à…. ça va avec… Mégara ; là, faubourg de… facile : Carthage ! Et ce morceau, c’est dans les jardins d’…
– Les jardins d’Hannibal ? propose Quoi-de-Neuf, qui veut aider.
– Non, Hamilcar, ignare ! Bon, C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar, on a la première phrase. Plus que cinq-cent-quarante-quatre pages, édition de poche… c’est un bavard, le Gustave, soupire Raconte-Encore. Il y en avait une pile près du cadran, en promo pour les vacances d’été. Coup de chance, ça n’était pas les œuvres complètes, sinon il aurait fallu trier les bouts de Madame Bovary d’entre les fragments de Bouvard et Pécuchet ! Mais quand même, tu parles d’un tas de confettis de ponctuation et de lambeaux de paragraphes…
– Sales lambeaux de Flaubert, c’est le cas de le dire », opine Quoi-de-Neuf qui aime bien avoir le dernier mot.
* * *
Fantaisie écrite pour l’agenda ironique de juin, hébergée chez Anne de-Louvain-la-Neuve. Il fallait titrer à l’imitation de la phrase initiale du roman de Flaubert, glisser ça et là cannibale, fourbir, niquedouille, praliné, rentable, sautiller, tellurique et faire quelques autres manigances là-bas bien décrites. Et puis les autres textes sont là.
Oh, le malin ! L’a laissé les illustrations se faire bouffer par les horloges et il s’en sort haut le paletot, l’animal ! Et bougrement, encore ! Bé, on va se le bouffer par tranche, son texte, car c’est très bon, en plus. Il m’décourage, celui-là ! C’est fatigant, à la fin, d’être toujours bon. On aimerait un peu de moisi par ci, du rance un peu par là, à gauche, du périmé à droite. Que nenni ! Pfff…. du frais, du marché, du bio. Pfff….
Mais non, j’ai pas laissé les horloges boulotter les images : il y a quand même les crocos… et les hommes grenouilles
Et pour le moisi et le périmé, on notera que je me suis pas foulé pour le respect du titre :))
[…] du tout hors concours malgré son hors-piste distingué, le dodo arrive à fond les manettes chez le libraire. Vous ne devinerez jamais, chère amie, en toute […]
Trop de la balle ! Excellentissimissime ! Je ne trouve pas les mots ! C’est le boucher qui doit se frotter les mains, vous m’découperez une tranche de filet, madame l’horloge du rôti scié. Je suis toute chose de voir réapparaître du découpage de temps, accompagné de confettis d’ouvrage, de l’Hamilcar Barca, du Gustave etc n’en j’tez plus la cour est plaine, sale lambeau m’a renversée.
Vraiment coite coite.
jolie (et bien utile), l’horloge du rôti scié ! une sorte de tranche jambon qui donne l’heure ?
Excellent !
Quel plaisir de revoir Raconte-Encore et son compère.
Quelle imagination chez auteur.
Quelle bonne idée que ces horloges qui dévorent ce qu’elles trouvent pour passer le temps.
Bravo 🙂
Merci merci ! Raconte-Encore et son compère me manquaient un peu, mais il fallait juste attendre qu’ils donnent des nouvelles….
Rien que pour lire « sales lambeaux » de Flaubert, je suis heureuse d’avoir été amenée là par Anne de LLN…
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine ; c’est bien la preuve qu’il faut faire confiance à Anne d’Elellehenne !
🙂
Salted lamb de carthage with milk cards , cela ressemble à une recette impayable du dodo à histoire !
Indeed !
j’adore…
Juste un détail me grignote le cervelet : « cannibale » veut dire : qui consomme des individus de sa propre espèce. Or non seulement toi, mais d’autres participants à ce concours n’utilisent pas ce mot dans cette acception.
J’espère que tu voudras bien me pardonner cette minute bas-bleu?
C’est sûrement une montre qui m’a grignotée pendant que je regardais ailleurs. 😉
pour éviter ce genre désagrément (le grignotis de cervelet) Passe-Temps conseille de toujours laisser un peu de lecture près des montres, pour les occuper 🙂
En effet, Quoi-de-neuf dit n’importe quoi sur ces braves cannibales* ! Deux options se présentent : soit je modifie l’histoire en faisant intervenir Bas-Bleue, une cliente de la librairie qui se glisse dans la conversation, ou bien je tricote une autre histoire qui corrige cette fausse acception !
à toi de me dire !
🙂
* cannibale, c’est donc pas le mot latin qui veut dire « qui joue avec la baballe du chienchien ??
😦
Non laisse… Je regrette déjà ma réflexion. Fais comme si je n’avais rien dit.
cinq-cent-quarante-quatre pages, édition de poche… ça va en faire du boulot ! Surtout à la pince à épiler !
Quelle trouvaille géniale que ces montres !!
Sans parler des sales lambeaux qui sont topissimes 🙂
Cela me donnerait presque envie de lire Flaubert 🙂
Merci Valentyne ; j’aime bien ces montres grignoteuses ; peut-être qu’on les verra revenir dans une autre histoire.
Quant aux sales lambeaux, ils nous ont évité le « sale mambo » qui était aussi pressenti :))
Montres grignoteuses, il fallait y penser. c’est un peu destructeur, soit, mais mieux que de tuer le temps.
hé oui, il faut bien que les montres s’occupent 🙂
Excellent, comme toujours ! 🙂
Merci Laurence 🙂
« Sales lambeaux » Excellent !!!!!
Bien vu et bravo!
Flaubert n’avait pas pensé à celle-là ! 🙂
Vraiment très bon ! un plaisir de lecture, merci Carnets!