L’adieu au zéphyr

A peine passés le brouhaha du débarquement et l’héberluement des premiers pas sur le quai, un je-ne-sais-quoi désappointe le visiteur de cette ville étrangère : pas le dépaysement ou l’exotisme des lieux, au contraire, leur familiarité. Bien sûr, la lumière, les maisons et les rues différent de celles qu’on connaissait. C’est une lumière plus douce, ou plus franche ; ce sont des maisons plus ou moins hautes et des rues moins étroites ou plus sinueuses… cette ville ressemble étonnamment à celle d’où on vient – et cela, d’où qu’on arrive.

D’abord, on est presque déçu : on s’est rendu au bout du monde et voilà qu’il a les traits d’une sous-préfecture de la Creuse ; pourquoi voyager, si là-bas c’est encore comme chez nous ? Et puis on s’y fait : c’est plus reposant, moins fatiguant. Forcément, puisque justement c’est comme chez nous.

Généralement, une fois les bagages déposés à l’hôtel, rien de tel qu’un café – grande terrasse de brasserie sur l’avenue ou petit bar des rues intérieures – pour prendre le pouls d’une ville. Histoire de s’accoutumer, de se poser, d’écouter les gens, de parcourir les journaux. Il est temps de se mettre au diapason.

J’ai fait toujours comme ça, moi, en tout cas. Lire, écouter, discuter, donne la clef, le juste ton, mieux que les monuments et les proclamations officielles. Mais cette fois, sitôt assis devant un guéridon de marbre, le journal du jour ouvert à côté de moi, j’ai ressenti une petite distorsion fugitive, une bizarrerie d’abord insaisissable qu’au bout d’un petit moment j’ai réussi à isoler : sous l’apparence familière des façades et des costumes, il faut admettre qu’on est ici en terre très étrangère, où l’orage, le vent et le nuage n’ont aucun intérêt.

Non qu’il ne pleuve ni ne vente, bien sûr, ou que les gens et les plantes soient insensibles au soleil ou à la neige. On sort les parapluies quand il faut, les parasols si nécessaire, les jardinières sont arrosées et les potées fragiles sont abritées comme il convient. Pluie, brise, crachin, soleil, brume vont et viennent sans seulement faire l’objet d’un commentaire, sans que jamais on songe tout simplement à parler météorologie.

Qu’est-ce qui peut bien, alors, animer les discussions, me demanderez-vous ?
Rien d’autre que la géologie : l’anticlinal, la bétoire, la cuesta, les dunes, la faille et la gravimétrie règnent sur les repas de famille. Sédiments et tectonique ont leurs organes de presse et leurs émissions radiodiffusées quotidiennes. Talweg, adret, ubac, leurs écoles, leurs clubs et leurs cafés attitrés, où il ne fait pas bon venir porter la contradiction, ou simplement parler karst, loess ou moraine hors de propos.

Une fois qu’on a saisit cela, soit on trouve rapidement sa place et on est alors vraiment ici chez soi, mieux qu’en famille ; soit l’envie d’aller voir ailleurs se fait vite sentir. Voyager de nouveau : un vélo, un wagon, l’X de l’inconnu… Y a-t-il mieux pour redécouvrir la douceur du zéphyr ?

 

* * *

La Licorne propose de raconter alphabétiquement un petit bonheur. Raconter alphabétiquement, c’est commencer chaque phrase par une lettre de l’alphabet, et la suivante (de phrase) par la suivante (de lettre). Mais on a le droit d’éviter quelques lettres ardues : le k, les w, x, y & z. J’ai essayé de les glisser quand même, ici ou là.

26 commentaires

  1. Je suis gourmet, pas bâffreur, et tu es bien bien de ces endroits où sans avoir pris la route poussé par la mode, je m’arrête avec bonheur.. Sauvage, je reste hors des clubs.
    N-L

  2. Tiens, il faudra un jour que j’essaye cet exercice. Mais pour l’instant je prépare encore trois examens.
    J’aime bien ton texte qui reste plaisant, on n’y sent pas les exigences, ni la contrainte.

    • C’est parce que je ne donne que de « douces » contraintes…;:-)

      On ne va quand même pas se torturer…pour parler du bonheur !
      Ce serait un comble…! 😉

      Bravo !
      J’aime bien l’idée…j’aime beaucoup l’écriture…et puis j’ai appris un mot : « talweg » !

    • Merci Alphonsine ; je ne connaissais pas non plus ; ça cadre l’écriture d’une façon intéressante et plutôt souple (mais je n’essaierai pas sur une copie d’examen 🙂

  3. Avec l’alphabet !
    Bien sûr.
    Cet exercice d’écriture est fort intéressant.
    Demain, je m’y essaierai.
    Encore heureux que demain existe, pour repousser sans honte le moment de faire.
    Faut-il être procrastinateur quand même pour ne pas faire maintenant ce qui aurait dû l’être hier !
    Grave erreur, pourtant, que d’ajourner sans cesse.
    Hélas !
    Il faudrait que je m’y mette dès maintenant.
    J’ai des tas d’autres choses à faire, pourtant.
    Lire, par exemple, au lieu de m’escrimer.
    Moudre le grain avant qu’il ne moisisse.
    Noyer le poisson…
    On ne saurait plaire à tout le monde, n’est-ce pas ?
    Parce qu’il faut du temps.
    Quand même, dérouler toutes ces lettres demande de l’énergie.
    Rien que d’y penser, me prend l’envie de me sauver.
    Sauf si tu trouves que c’est rigolo.
    Tu l’as dit, bouffi !
    Urbi et Orbi personne ne me croira.
    Vrai de vrai, je l’ai quand même fait, cet exercice !

    😂 😂 😂 😂 😂

  4. Comment le dire ? La lecture est d’une fluidité remarquable, et très inconsciemment, j’ai imaginé la facilité avec laquelle tu avais du l’écrire. Et puis soudain, le choc ! La contrainte est présentée, et là, je relis, et je me dis. Whouaouh, quoi ! C’est du grand ! Et ce n’est pas fini. Car une fois sortie de la forme, le fond a dévoilé tout un paysage culturel intérieur, sous la croûte terrestre, la qualité d’identification de sa constitution apparaît en haute définition, pour aller terminer son cheminement dans la douceur d’un « z » en forme de zéphyr.
    Carnet, je m’extasie devant tant de talent et de créativité.

    • Comment le dire ? Sans la jouer comme Flaubert souffreteux écrivant dans la douleur, j’l’ai écris facilement et pas facilement, sans doute parce que j’avais plus envie d’écrire qu’une histoire à raconter ; la contrainte de la Licorne m’a aidé, comme le bocal aide l’eau à faire nager le poisson rouge (si on admet que le poisson, c’est mon idée, l’eau, c’est le texte le bocal, la contrainte 🙂 ) et surtout m’a proposé une fin que je n’attendais pas.
      et puis formellement, la contrainte m’a poussé à faire de longues phrases à rallonge, afin de moins buter sur les mots initiaux.
      Mais surtout, merci Jo pour cette lecture si attentive !

  5. Je n’avais pas remarqué l’alphabet à la lecture. Suis-je donc distraite…
    Je lisais attentivement le texte pourtant et l’appréciais grandement.

    • C’est normal, la contrainte est là pour aiguiller l’auteur, mais pas pour distraire le lecteur.
      Merci d’avoir lu et apprécié (attentivement et grandement)
      🙂

  6. En retard, je suis en retard, comme l’Alice. Mais qu’importe le retard pourvu qu’on ait l’ivresse. Je pensais, donc j’étais, dans un carnet de voyage et me demandais : il doit être en Normandie, ou en Bretagne, ou à la mer mais où, de quel côté ? De celui des mots, des sensations de l’intime et du simple, celles qui touchent, soi-même et les autres. Je n’ai aucunement senti la contrainte qui effectivement ne distrait jamais le lecteur ! bravo Dodo car c’était beau et le beau, ça ne discute pas, na !

    • Le retard, c’est comme la météo… Il suffit de changer de point de référence : est-ce qu’une cuesta ou un adret sont en retard ? Sinon tu as vu juste, ni Bretagne, ni Normandie, mais une ballade à travers mots (même si ça fait un peu m’a-tu-vu… on dirait que je m’entraine pour Télérama)
      🙂

  7. J’ai aimé le texte qui semblait aller de soi avec son côté loufoque; tu dois avoir des crayons qui écrivent tout seuls, c’est ça , non? La contrainte d’écriture est à retenir, excellente!

    • Tiens, mais c’est vrai qu’il y a un côté loufoque ! J’aimerais bien avoir des crayons qui écrivent tous seuls ; et chaque matin, je lirais leur page de la nuit. Je vais mener une enquête !

  8. Comme je suis aussi souffreteuse que Flaubert… je ne me lancerai donc pas dans une longue diatribe pour dire à quel point j’ai aimé ! Une vraie dégustation ! sans avoir non plus remarqué la moindre contrainte à une écriture d’une fluidité « exaspérante » …. pour quelqu’un qui doit bcp gratter avant de pondre qq chose !
    Un grand merci pour ce moment si agréable …. que je vivais de l’intérieur ! comme si j’y étais !
    Bravo et bisous

    • Merci Luciole ! La lecture est peut-être fluide, mais ça n’est pas forcément le cas de l’écriture – cela dit, la contrainte alphabétique proposée par La Licorne est plutôt douce !
      🙂

  9. Et ben dis donc…Bravo, Carnetsparesseux!! Un moment, j’ai cru que tu étais passé par chez moi vu les descriptions meteo😄😄😄

  10. Bravo pour ce texte qui fait voyager … Je n’avais pas remarqué la contrainte avant l’épilogue, ce qui prouve à quel point l’exercice est réussi 🙂
    Peut-être devriez-vous vous essayer aux acrostiches ?

  11. « Ailleurs est toujours pareil ». Bravo et merci pour ce texte ! Ceci étant dit, à bibi non plus la contrainte n’apparût, mais il m’a évoqué tout de suite cette réflexion de touriste désabusé signé d’un chanteur maintenant disparu. Dashiell Ehdayat… Erreur : Hedayat (j’ai vérifié…). Fin limier des mots. Grand prix de l’Académie Charles Cros. Hedayat est aussi le pseudonyme d’un autre. Incidemment, bien sûr. Jack-Alain Léger qu’il s’appelle. Kerouac français aux allures de vieux punk. Léger, pourtant, comme son nom l’indique, il n’indiquait jamais son vrai nom pourtant, et le disque primé où il annone qu’ailleurs est toujours pareil l’invoque sous une autre identité encore. Melmoth… Nulle errance pourtant. Outrageusement lucide. Presque visionnaire. Quelle perte songerait-on quand on apprend sa mort. Railleuse, la camarde nous l’a pris au travers d’une fenêtre. Sur cour, sans doute. Théron, c’était son nom, a mis fin à ses jours au détour d’une nuit. Une nuit sans licorne pour le contraindre à vivre encore un peu pour livrer encore un peu de bons mots. Visionnaire, disais-je, mais voir n’est pas comprendre, ou bien même accepter. What a pity ! Xenackis de la pop music, drôle d’animal hybride. Zèbre parmi les tigres de Zanzibar, ou d’ailleurs…

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