Maudits parapluies

« Vous lisez ? Sacrée perte de temps, si vous voulez mon avis. Hein, à quoi bon ? N’allez pas vous vexer, c’est gentil de lire, mais si ça raconte bien hier, ça nous dira jamais demain, pas vrai ? »

L’importun s’assoit sur mon banc, et sans attendre de réponse à ses trois questions, il enchaine : « Ni même aujourd’hui, d’ailleurs. Tenez, en mai, fais ce qu’il te plait ! Faudrait d’abord savoir ce qui nous plairait. Et puis oser. »

Un silence.

« Encore, savoir et oser, pour soi tout seul, c’est pas impossible. Suffit d’être un peu malin et un peu égoïste. Mais ça suffit pas : on n’est pas tout seul. Vous, par exemple, imaginons une seconde que vous aimeriez bien vous replonger dans votre livre… ça serait pas impossible, hein : suffirait de vous remettre à lire, et le tour serait joué. Mais voilà, vous êtes pas tout seul ; y a moi, justement, et ça serait pas poli de lire devant moi. Voilà. Pas d’offense, je vous traite pas de malpoli, c’était juste pour l’exemple. Mais où je veux en venir, vous vous demandez. Alors voilà : L’important, c’est l’avenir, comme on l’imagine, comment on le décide, comment on l’amène. D’accord ? mais comment savoir ? Vous croyez à l’astrologie, vous ? Non, hein. Vraiment, ces grosses planètes, là-haut, qui s’occuperaient de nos petites personnes, de nos humeurs ? baliverne ! Constellation, orbite, satellite, éclipse et tout ça, z’ont autre chose à penser qu’à nous.
Mais que des trucs s’influencent, chacun à son échelle, ça, j’en suis sûr. Même les petits riens du tout de tous les jours. Que votre voisine vous sourie le matin, et vous partez au boulot l’esprit plus léger, comme ça, pour rien. Et ainsi de suite. Par exemple, regardez le temps qu’il fait. »

Involontairement, je lève l’oeil vers le ciel bleu où de gros nuages trottent, lourds et placides comme des percherons, masquant à tour de rôle le grand soleil.

« Et maintenant, regardez comment vous êtes habillés : des sandalettes, un djine et une petite veste. C’est bien. C’est même très bien. Mais regardez les autres : quelques robes claires, mais aussi des blousons, ou bien un imperméable sous le bras ; et y a même quelques lâches qui ont déjà leur parapluie… Vous allez me dire qu’ils ont écouté le bulletin du matin, comme vous, et que si vous n’avez ni parapluie ni imperméable c’est que vous pensez rentrer chez vous avant la flotte. Et que bien sûr, s’il doit pleuvoir, autant avoir un parapluie. Cause à effet, tout bêtement.
Voilà précisément où je veux en venir : cause à effet, certes, mais dans quel sens ? Hein, si c’était pas la pluie qui faisait sortir les parapluies, mais les parapluies qui faisaient venir l’averse ? Après tout, on voit jamais autant de parapluies que juste avant un orage. Là, vous vous dites : ce vieux bonhomme radote, on a jamais vu un parapluie qui faisait pleuvoir. Et je suis d’accord, ça serait ridicule. Mais on n’est pas tout seul.
Rassurez-vous, j’vais pas vous dire qu’ensemble, tout devient possible. Non, mais presque. Réfléchissez au collectif. Quand on dit qu’une hirondelle fait pas le printemps, on précise pas combien faudrait d’hirondelles pour y arriver. Et bien là c’est pareil : rien que dans le quartier, dix parapluies, cent imperméables, mille cirés, sans compter les paires de bottes… ça fait nombre. Tout ça, pourquoi le ciel, le vent et les nuages y seraient pas sensibles ? Comment ils résisteraient ?
Partant de là et inversement, chemisettes, chaussures ouvertes et jupes légères c’est gage de soleil. Alors moi, depuis que j’ai compris ça, je dis ré-sis-tance ! Quoi que raconte la météo, un pantalon en lin et une chemise à manche courte ! Voilà comme je suis, et je fais comme je dis. »

Le vent fraichit d’un coup et fait trembler les feuilles et les massifs du jardin public. Autour du bassin, des parapluies fleurissent, d’autres hésitent.

« Bien sûr, on n’est pas tout seul ; faut faire balance avec tous les autres, les trouillards, les prudents, les frileux. Mais l’idée que le beau temps se maintient grâce à un ou deux qui tiennent bon, ça vaut la peine, non ? »

Je me lève en frissonnant, ferme ma veste et rempoche mon livre. Le ciel vire gris ardoise et quelques volets claquent. Il est temps de rentrer.

« Attention, c’est pas le moment de flancher ! Bien sûr, à un moment, c’est pas tout seul en chemisette qu’on peut lutter, mais unis, on peut encore y arriver. Vous me croyez pas, hein ? Alors, tant pis pour vous. Pourrez pas dire que je vous ai pas prévenu. »

Et voilà qu’il sort de son sac un grand parapluie noir ; à peine l’a t’il ouvert que les premières grosses gouttes lourdes claquent autour de moi.

23 commentaires

  1. Je ne relèverai qu’un seul passage. Mais ce texte est cousu avec un fil de soie. Naturel.
    « Mais que des trucs s’influencent, chacun à son échelle, ça, j’en suis sûr. Même les petits riens du tout de tous les jours. Que votre voisine vous sourit le matin, et vous partez au boulot l’esprit plus léger, comme ça, pour rien. »

  2. Après tout son monologue qui a empêché le lecteur de rentrer à temps, j’espère qu’il ne fera pas le malotrus et qu’il lui proposera la deuxième place sous le parapluie.
    Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi un parapluie a toujours deux places ? Depuis que je me pose la question, j’embarque toujours un passant sans parapluie sous le mien. C’est drôle, c’est comme de l’auto-stop avec le danger en moins. On papote, on se quitte, et on est heureux. Brassens avait raison.

    • Excellente réflexion ! Et nous pouvons remercier qu’il n’existe pas de k-way 2 places car l’atmosphère n’en serait pas aussi romantique et cela même s’il est consacré que le plastique c’est fantastique

    • Tu as raison, ça serait fair-play de l’inviter sous son parapluie ; après tout, le lecteur a peut-être compris la leçon (et puis un parapluie pour deux, ça évite de trop mettre les nuages à l’épreuve…).
      Brassens (lui aussi) a souvent raison, mais il n’explique pas pourquoi les parapluies sont biplaces… une enquête s’impose.

  3. Oui mais… Imaginons un ciel capricieux… On pourrait penser que, juste pour contredire, s’il voit plein de parapluies, il pourrait faire venir le soleil… Donc, dans le doute, je vais passer mon été en moon-boots pour la Patrie parce que je crois qu’on a besoin de soleil, dans le coeur c’est vrai, mais aussi sur la peau.

    • C’est vrai, le ciel peut être capricieux ; mais la paraplologie est encore une science jeune, faut lui laisser le temps de mesurer l’influence du k-way sur le cumolonimbus (et vice versa).
      D’ores et déjà, mes vacances d’été te remercient d’avance pour ton courageux choix de la moon-boot estivale.

  4. Orages, ô déserts poires, comme dirait madame Soleil qui faisait la pluie et le beau temps dans les hautes sphéres. Mais je suis d’accord avec l’idée : tant que un ou deux tiennent bon !

    • Hé mais si c’est pas madame Soleil qui fait la pluie et le beau temps, qui c’est ?
      Alors, tu es d’accord avec « tant qu’un ou deux » et pas avec « ensemble, tout devient possible » ? :))
      (je l’ai utilisé dans trois ou quatre histoires, cette phrase, mais personne ne la relève… pourtant, à une époque, on l’entendait souvent 🙂

  5. Un texte quantique en quelque sorte. Une variation du chat de Schrödinger, mais avec la pluie 🙂

  6. J’avais pensé à imaginer le soleil, à le vouloir très fort, mais pas à bannir le parapluie quand le mauvais temps s’annonce. Si j’enlève les essuie-glace de la voiture, ça marche aussi ??

  7. J’aime beaucoup ce dialogue (ou monologue)
    Et je ne dis pas cela parce que j’ai cru voir un percheron 🙂
    Bon samedi
    Soleil ici ☀️

  8. Et les parapluies qui fuient, qui se retournent contre soi, qui se prennent pour des cerf-volants ? Comme le temps, ils sont bien souvent capricieux… mais c’est vrai on peut être deux à courir après 🙂

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