Sentinelle perdue

Comme tous les jours, les autres dorment, mangent, rêvent, calculent, s’agitent. Moi, je regarde la maison. Elle est là, au fond de l’allée bordée d’acacias : derrière le perron et ses deux petits lions, la façade blanche sous le toit de tuiles jaunes ; entre les massifs de grosses fleurs bleues écrasées de soleil, la cour déserte. De là ou je suis, je n’entends pas le chant liquide de la fontaine.
Y a-t-il seulement encore de l’eau dans la citerne ?
Je sais que je ne passerai plus la grille, que je ne parcourrai plus les grandes pièces vides et fraiches, que nous ne jouerons plus dans les chambres de l’étage.
Je regarde quand même.

*

On me dit que j’ai tort de faire ça. Que ça me rend vulnérable. Que tout a changé depuis que le gouvernement a promulgué la Bonne Donne. Bien sûr que tout a changé. Même notre petit faubourg des Lisières, si calme qu’on le croyait immuable, a été bouleversé par l’ogre immobilier qui remâche inlassablement la ville. Disparues, les maisons qui entouraient le parc où, sous les tilleuls, trônait un petit manège – un cochon, un avion, une auto, un mouton – qui tournait à m’en donner le vertige. A la place du parc, entre des immeubles téméraires et nus, ils ont collé une luxueuse gare multimodale. On dit aussi que dans le quartier voisin le stade où jouait le club de l’Étoile d’argent a laissé place à un complexe hôtelier et commercial prétentieux.
Moi, le stade je n’y allais jamais ; alors qu’importe ce qu’on dit, tant que  je peux voir la maison. Elle n’a pas changé, elle, et ce simple coup d’œil tous les matins me rattache au temps de nos insouciantes vies d’avant.

*

Près de la grille, une femme en vert kaki est sortie du poste de garde et fait signe d’avancer. La foule s’ébroue sous la pluie qui redouble. Je sursaute, essaie de calmer ce tremblement qui ne me quitte plus depuis que je suis arrivé ici : « Inspire lentement, respire par le ventre. Peut-être qu’aujourd’hui tu trouveras une place sur le pont d’un des méchants rafiots rouillés qui se dandinent sur la rade. Ou demain, ou dans une semaine. Ensuite, avec de la chance, le Brésil, l’Australie… ou Mars, ou Cassiopée ? Là, je devrai peut-être dire adieu aux Lisières. »

Qui sait ? Alors, comme tous les jours, je prépare mes papiers d’identité, puis je jette un dernier regard à la photo de la maison avant de la glisser précieusement dans mon portefeuille.

 

 

* * *

écrit pour les 52e plumes d’Asphodèle et pour le calendrier ironique de mai, organisé par Emilie et Camille. Fallait attendre un pont et placer les mots ci-d’sous : Bleu, cauchemar, vertige, avion, tremblement, sursauter, vulnérable, coller, ventre, eau, téméraire, inspirer, méchante, bouleverser, ainsi que les trois titres de livre que voilà : L’adieu aux lisières, L’étoile d’argent, La femme en vert. Les autres textes de l’agenda sont là

 

59 commentaires

    • Merci Martine ; j’ai pas mal hésité, moyennement à l’aise avec le presque-réel, mais je voulais faire une excursion hors du vrai-réel du petit renard 🙂

  1. Tu gardes tous les éléments posés (avec brio -un copain qui vous veut du bien-), et tu allonges ça, tu le densifies, tu le peaufines, tu le poursuis, tu lui ouvres un espace après, tu lui crées un espace avant, bref tu lui donnes une trame de récit, et tu nous le donnes à lire dans quelques temps. Y’a matière, garde ça, vraiment, y’a de quoi…
    Bon : bravo, donc ! 😉

    • Merci Camille de penser que ça pourrait faire un truc plus long. Je l’ai vu comme un instantané, une transition entre passé et futur. Pas sûr d’avoir les idées -et le courage – de développer (suffit de se reporter au programme de n’importe quel parti de gouvernement européens 😦 ).
      Mais on sait jamais, et si quelqu’un veut tenter un 2e épisode ou un flash back, je serais heureux de le lire ! 🙂

  2. L’adieu aux Lisières est en filigrane dans ton texte, on y croit vraiment, à cet homme qui rêve de changer de vie mais qui s’accroche à son passé. Quel talent !
    ¸¸.•*¨*• ☆

  3. J’aime beaucoup…on y croit…
    Et comme on est en train de construire un immeuble juste derrière chez moi (avant, il n’y avait que des arbres…), je me projette très facilement…

  4. C’est une dystopie ton histoire ! Il y a de ça et j’aime beaucoup ce que tu as fait des « lisières-Lisières ». Tu sais aussi avoir la plume mélancolique, encore une corde sensible à ton arc multigenre ! 😆 Je suis toute chose…

    • oui, il y a un peu de dystopie là dedans… mais pas tant que ça (hélas 🙂 ). les mots proposés m’ont vite donné le manège disparu, et puis le reste s’est tricoté autour.

      • Une place sur un pont de cargo ? Moi ça m’évoque la superbe chanson de Serge Gainsbourg, cargo culte. Qui à mon avis est un départ pour Cassiopée direct.
        Premier album-concept de Serge, « l’histoire de Melody Nelson ». J’avais adoré, avec « l’homme à la tête de chou ». C’est tout un pan de mon histoire qui revient par là. Deux monuments de la chanson française.

  5. On a envie d’en savoir plus sur ton personnage et ce qui est arrivé …
    Tu nous mets en appétit..je lirais bien la suite
    Bonne journée Carnetsparesseux 🙂

    • C’est que je ne sais pas ce qui lui est arrivé avant, ni ce qui lui arrivera ensuite. Myope je le vois juste là, suspendu entre deux mondes et cramponné à une photo pour ne pas lâche prise.
      Mais si tu es en appétit et que tu vois une suite, je la lirais avec joie !

  6. Tiens, je viens juste d’évoquer chez Patchcath, le statut (?) des réfugiés. Ton texte m’y refait penser. Ce n’est donc qu’un éternel recommencement ? Il faut prendre sa valise et attendre, espérer en une meilleure vie en tentant d’oublier le passé. Faire table rase du passé, de ce qui nous a construit et quelque fois détruit, est impossible, En gommer une partie ? L’enfouir au plus profond de soi ? Exercice périlleux et dangereux. Et puis, je crois qu’on a besoin de certains souvenirs pour pouvoir construire un nouvel avenir.
    Bisous Dodo

    • Marie Jo, en effet, la situation des migrants  » d’aujourd’hui » est présente dans ce petit texte, mais trop sensible pour que j’ose écrire dessus ; alors je me suis demandé ce que pourrait causer une migration « depuis chez nous » et comment on le ressentirait.. Ce qui est sûr, c’est que depuis deux siècles, les migrations intérieures et extérieures (de « chez nous » ou « vers ici ») ont toujours le même arrière-goût doux-amer de perte, de souvenir, d’invention et de découverte.

      • je crois que nous ferions comme eux. Nos bagages et tenter une autre vie ailleurs. Mais que de désespérance et de désillusions pour beaucoup.

  7. J’aime ces lignes à travers lesquelles tu captures les émotions, au format carte postale. Eh oui, la vie est une succession de départs, et les photos sont parfois à l’origine de troublants … flashs (back).

  8. Pas ironique pour un sou et tellement lourd de nostalgie qui s’accroche à revivre le passé révolu; l’évocation du changement inéluctable et cette soumission à partir vers un ailleurs quel qu’il soit! Un texte dense et très fort. Merci Carnets

  9. Encore un fois tu as ouvert de nouvelles portes à l’imaginaire, et allumé quelques lampions à mes pensées. Qu’il est agréable à suivre ce chemin qui éveille la curiosité à chaque nouveau mot….

  10. [Ce petit morceau de là-bas qu’on emporte avec soi
    et qu’on use du regard à chaque fois qu’on l’y pose]
    J’ai beaucoup aimé ton texte et tout ce qu’il ouvre comme possible
    et contient de fermeture.

  11. Après tous ces commentaires élogieux, pertinents, intelligents, nuancés… Que pourrais-je-dire?
    A part que c’est très émouvant tout simplement…

  12. A chaque fois, l’avion était pris d’assaut !!! Marre de ne me contenter que du cochon ou du mouton… Tiens, il n’y avait pas de renard !!!… Ta plume est toujours aiguisée ! Chapeau Carnets !

  13. Ce texte, carnets, est tout en haut de la liste, parmi mes préférés de toi. Ma vie, mon cœur, touchés de plus près.
    Ça coule, comme une fontaine. Ça éclabousse. Doucement.
    Il y a citerne quelque part, ça c’est certain.

  14. J’ajoute, comme la patte : qu’est-ce que je vais faire dans cette galère de commentaires à part peut-être en rajouter un tantinet, en remettre une couche, de graisse sur la tartine déjà beurrée mais bon, quand c’est bon, c’est bon, hein, et on ne lésine pas avec les calories si ça peut rendre encore meilleur. Joli, tendre, bien écrit, émouvant, voilà quoi !

  15. Douloureux comme un adieu, une page de bonheur qui se tourne, un ailleurs encore informe qui se fait attendre, qui ne viendra peut-être plus jamais. J’ai eu beaucoup de difficulté à venir en dire quelque chose. Dans ces cas là, je prends mon temps. Et je brode du rêve pour faire la trouée de soleil nécessaire à l’avenir souriant.
    L’agenda de Mai se veut un peu extraordinaire.

  16. Je suis revenue lire… et bien sûr qu’il me vient tout ce qu’il s’est dit plus haut, mais je ne sais pas dire plus… en fait, c’est de silence que j’ai envie tout à coup… sans doute parce que de ton texte émane ce temps où l’on a besoin de se poser un peu, comme une espérance vers un ailleurs que l’on souhaite meilleur… C’est un très beau texte, vraiment.

  17. Ton texte me touche particulièrement, parce que moi j’y repasse tous les jours devant la maison…
    Il faut vraiment que je lise l’adieu aux lisières !
    Bises Carnetsémotion.

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