Ouest terne

Wild Bill vérifie encore une fois que les tireurs sont en place. C’est cette nuit que Libellule-Céleste lui a promis la venue du dernier troupeau. L’alcool de contrebande a cuit le cerveau du sorcier indien, mais il connaît sa partie et sait bien qu’il a intérêt à ne pas fâcher le chasseur. Il a fallu quand même secouer un peu le vieux paria pour qu’il accepte d’entonner ses invocations mêlées de malédictions délirantes !

La nuit est sans nuage et la lune est pleine, idéales pour l’ultime rencontre. Il ne reste plus qu’à attendre. Wild se couche de tout son long dans l’herbe fauve et laisse son esprit vagabonder. Sa vie a été plutôt gironde, vu les circonstances ; sa ligne de chance aurait pu être bien plus courte. Il songe à tout ce qu’il a fait depuis qu’il a débarqué, môme, à Ellis-Island, arrivant du fond des montagnes de Bohème. Sitôt le pied sur le Nouveau Monde, il a pris à bras le corps le rêve américain. Il a compris avec enthousiasme ce que la liberté d’entreprise voulait dire.

Sans flâner, il a vendu des mines fantômes, des troupeaux malades, des ranchs perdus, des élixirs douteux, distillé de l’alcool de bois à rendre aveugle un bottlegger – s’il y a un acheteur, ne blâmez pas le vendeur ! Il a plumé au poker des chercheurs d’or et des trappeurs, racketté des convois de migrants – pas de sa faute si les gens sont naïfs. Il a traqué les prisonniers en fuite – fédérés comme confédérés – pendant la guerre de Sécession, fait le coup de feu contre les Indiens avec les fermiers, contre les fermiers avec les éleveurs, contre les éleveurs pour le compte des compagnies pétrolières, et rejoint les milices de Pinkerton qui réglaient les conflits sociaux en tirant les grévistes comme des lapins.

Bref, à sa façon – toujours du bon côté du colt – il s’est consacré à la grande marche du progrès dans tous les États de l’Union, sans baguenauder.

Aujourd’hui, les gars du chemin de fer le paient pour éliminer les bisons errants de la prairie. Cette nuit, la dernière horde y passera. Un peu grâce à lui, on pourra bientôt traverser la grande prairie – transformée en pacage à veaux et en champs de derricks – sans même se tanner les fesses sur un cheval ! La belle affaire. Il n’a rien contre le progrès, mais tout de même, quel miroir aux alouettes. Un colt, un cheval, un dollar, ça lui a toujours suffit. Enfin, plutôt plusieurs dollars…

Une variation dans la densité du silence le sort de ses réflexions évanescentes. C’est d’abord une minuscule vibration, comme le frémissement d’une feuille de sassafras. Seul le corps collé au sol la perçoit ; l’oreille est aveugle. La vibration s’amplifie bientôt, devient crépitement de taillis sous l’averse. Il agrippe son fusil Sharp avant même que le guetteur lance son appel vite noyé dans la vague sonore montant du sol même de la prairie qui toute entière gronde, danse et roule sous le martèlement des sabots : ça y est, la grande horde promise par le sorcier déboule en rangs serrés !

Tandis que l’écho des aboiements des coups de feu s’éteint dans les collines, Wild Bill quitte son poste de tir et se rapproche du nuage de poussière jaune qui masque le troupeau massacré. Sous la lumière lunaire, il distingue soudain un mouvement parmi les carcasses : les bêtes se relèvent ! Et quelles bêtes : toisons pelées où les impacts ont percé des étoiles violacées, langues verdâtres, viscères pendant entre les côtes à nu… Il se promet de ne plus jamais rire des malédictions indiennes. Et, juste avant d’être piétiné par le troupeau qui charge, il comprend le sens du cri du guetteur, qu’il avait cru déformé par l’écho : « BIII….ZONNNN….BIIii…ZONnn…BIiii…Zom…bies… »

* * *

Fantaisie écrite pour les Plumes 49 d’Asphodèle. Les mots à employer : flânerie, pacager, liberté, baguenauder, circonstance, enthousiasme, prisonnier, errance, prairie, libellule, céleste, nuage, délire, rencontre, bohème, paria, alouette, gironde, évanescent, agripper. Les textes des autres participants sont là.

51 commentaires

  1. Excellent!!! L’art de la chute selon Carnets paresseux. je ne l’ai pas vu venir à défaut des bisons. Fallait parler verlant ! Mais Cody n’a pas su décoder. Tant pis pour lui.

  2. Je sais que c’est mal mais j’ai ri de voir Wild Bill piétiné par les zombies 🙂
    Excellent texte et excellente chute 🙂
    Un ouest pas terne du tout 🙂

  3. Ah, ce Dodo ! Le monde serait cruel et bien terne s’il n’était point ressuscité dans notre monde ! Car c’est lui le Zombie indispensable qui hante notre blogosphère. Je reste son amie car il y va de mon intérêt le plus basique : je ris, je suis, j’adhère, je suis scotchée à ses empreintes, bref, je ne décolle sous aucun prétexte !

    • Mille mercis, Anne ; je suis désolé, mais je ne crois pas qu’il y ait de dodo-zombie ; ils avaient disparus des iles mauriciennes avant que les plantations d’Haïti requièrent de la main-d’oeuvre importée…

  4. La chute, quel art !
    Chuter sous les sabots d’un troupeau de zombies, c’est pas glorieux pour un sorcier indien. À croire que l’alcool n’avait que mi-cuit son cerveau 😉

  5. Merci pour ce magnifique western pas terne du tout, mais bel et bien haut en couleurs.
    Quelle joie (macabre oui, mais tant pis j’assume) de voir ce troupeau piétiner le méchant, méchant Bill… Pourvu que celui-ci ne se transforme pas en zombie à son tour. Vas savoir….

    Haaaaa… il hante peut-être les studios d’Hollywood depuis cette métamorphose, inspirant les réalisateurs de « Freddy les griffes de la nuit » et autres films d’horreurs (qui me terrorisent).
    Une seconde chance pour lui peut-être.

    Bravo cher Dodo (on ne va plus pouvoir dormir maintenant !)

    • Merci Marianne ; c’était plus facile et plus rapide de faire de Wild Bill un méchant…. mais en effet, il va peut-être revenir à Hollywood, sous la forme de Wild ZomBill !

  6. Quelle maîtrise de la plume ! Tout simplement époustouflant, et de plus, à travers un jeu d’écriture ! Une nouvelle très riche en sensations, qui me plaît énormément. Le titre et la chute sont exquis. Chapeau bas.

    • Merci Michelle ; parmi les mots imposés, prairie et vagabondage ont donné le ton « western » ; il y a en d’autres qui ont été plus difficiles à placer ; et la chute a guidé le tout
      🙂

  7. Bizon futé ou comment sauver sa peau en parlant verlant, mais trop tard pour Wild Bill qui vient de se faire killer par les zombies bisons, paf ! Merci Carnet de rendre justice à toute une génération de ces bestiaux massacrés par d’ignobles individus mus par l’instinct vénal des cerveaux confits.

  8. Dis donc, ce Wild Bill n’est pas un enfant de choeur ! Pas étonnant qu’il soit assailli par des zombies à cornes ! Je n’ose dire que c’est bien fait pour lui mais presque !
    Salut Dodo ! 😀 Bonne journée

  9. Gé-nial et le mot est faible ! On s’y croit dans cet Ouest américain ! Bill le Sauvage n’a rien d’un poor lonesome cowboy, on n’a pas envie de pleurer sur son sort donc la chute est grandiose, je me suis régalée, encore du grand Art Plumesque ! 😆

    • « on n’a pas envie de pleurer sur son sort » : hé oui, les cow-boys don’t cry…
      Merci Asphodèle ; les mots sortis du chapeau sont les seuls responsables !

  10. Trsè jolie incursion dans le western, mâtinée de fantastique. Condensé allant d’Europe Centrale au Wild West passant par Ellis Island et les bootleggers, le poker, les milices et les derricks. All about America. Great!

    • Merci Modrone. L’avantage avec les westerns, c’est que tout le monde connait un peu ; ça facilite la condensation ;
      Le « héros » a bien failli partir de Bordeaux (à cause de Gironde)

  11. Je les vois et je les entends, ces bisons de l’ombre: « A l’attaque! Chargez! »
    Quel régal, cette histoire! Merci pour le bon moment.

  12. Un très joli texte à la Buffalo-Bill. Comment as-tu été inspiré pour écrire ce récit des cow boys et des éternels sorciers.J’ai aimé cette petit phrase: « L’oreille est aveugle »! je me demande où étaient les yeux de Wild avant qu’il se fasse repasser?

    • comment j’ai été inspiré ? Ben j’ai voulu jouer au western sans cacher que l’Amérique ne s’est pas faite (que) dans la joie et l’amour ; et puis une fois trouvé le déclic grand-guignol de la fin, ça s’est déroulé.
      « L’oreille est aveugle », c’est une phrase que j’ai hésité à garder, parce qu’une oreille, ça peut être sourd, mais pas aveugle. Et puis j’ai trouvé que ça disait bien -j’ai pas su comment dire mieux -qu’il y a des sons qu’on perçoit avant que l’oreille les attrape…

  13. Je nous trouve très en phase, sur ce coup-là…
    Une certaine idée de l’Amérique fait toujours rêver, on dirait…
    Ta chute est géniale. Et ta plume frise la perfection.Quant à ton titre, je m’en délecte le plexus… (Et ce n’est point vile flagornerie de ma part)
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • Oui, il me semble que tu as même Wild Bill Hickok (ou Bill Cody ?) dans ton histoire…
      L’Amérique et ses boites à images, films noirs, comédies romantiques, westerns…. une sacrée provision de rêve !
      Merci pour les compliments, je les partagerai avec les bisons, les vrais héros de l’histoire 🙂

  14. Façon « mec » c’est moins fleur bleue, un conte !
    Tu vois pourquoi moi j’aime pas l’Amérique !
    Allez, bisons-nous quand même !

    • TRèS très méchant !
      il aurait fait un terrible méchant d’opéra ! (mais pour que la charge des bisonbis rende vraiment bien il faudrait une très très grande scène !)

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