Le Sphinx de la plage

Pieds et tête nus, vêtu d’une vareuse élimée portée à même la peau et d’un pantalon râpé, l’homme est debout sur la plage, planté devant une flaque où barbote un crabe. Il tient une grande feuille de cocotier en guise de parasol.

« Bien ma chance, tiens. Faire naufrage sur une île déserte.
Pauvre Chimère ; finie, la jolie goélette. Dire qu’hier on filait plein Est sur Bara-Bahau, chargé de riz et de saké ; et aujourd’hui, qu’est-ce qui reste ? Du petit bois, quelques sacs de riz gonflés d’eau. Et moi. »

Rien ne bouge que les palmiers qui dansent au vent, les longs rouleaux paresseux qui s’effondrent tour à tour sur le sable et au ciel les traines des nuages que poussent les alizées.

Puis le crabe fait un pas de côté. Le marin se penche :

« Tu sais, il y a pas deux solutions, vieux ; soit je te mange, soit tu me boufferas. Faut pas que ça nous empêche de causer… moi, j’aime parler. Mais pas tout seul. Tu sais, j’en ai vu des naufragés qui tournaient maboules de causer tout seul. Tiens, y en a un, une fois rembarqué il parlait autant comme autant mais refusait de répondre aux questions du capitaine : il le croyait sphinx ! (une sale bête de l’ancien temps qui questionnait et qui bouffait les passants, nous a expliqué le capitaine). Pourtant, le capitaine – paix à son âme – il n’avait pas une tête de femme. Ça non. Ni des pattes de lion, ni d’aile. Parce que le sphinx c’est à la tête, aux ailes et aux pattes qu’on le reconnait, nous a dit le capitaine. Il ajoutait qu’il faudrait mieux dire sphinge pour pas confondre avec celui qui est couché au pied des pyramides de Napoléon. Il en savait des choses, le capitaine. Mais sauf son respect, si ça se trouve ça n’est pas du tout comme ça, un sphinx.
Qui sait ? Si ça se trouve ça a des pinces et une carapace.
D’ailleurs j’y pense, t’as tout du sphinx, toi : planqué au beau milieu d’un désert de flotte et prêt à bouffer le premier malheureux qui passe par là. Sauf que tu ne poses pas de question. Tu devrais. On jouerait aux devinettes. »

Pas à pas l’homme contourne la flaque d’eau. Le crabe tourne à mesure, derrière un caillou plat.

« Tu parles d’un sphinx taiseux ! Bon, je ne te raconte pas le voyage. Tu ne comptes pas faire carrière dans la marine, hein ? Le naufrage t’intéressera peut-être plus. Déjà, ça se passe un peu sous l’eau. Chez toi, quoi. C’est arrivé bêtement, comme toujours : on allait beau-près-bon-plein sous misaine et clinfoc, tranquille, et soudain des récifs qui brillent sous la lune comme une meringue glacée – et crac ! – qui mordent la coque qui craque : adieu la Chimère et chacun pour soi ! »

Le crabe se carre sur ses pattes tandis que le marin s’assoit dans le sable.

« Chance pour moi, j’ai évité les cailloux et j’ai flotté jusqu’à la plage. Même que si tu ne m’avais pas pincé l’orteil, à coup sûr la marée m’aurait remporté et noyé. Crois pas que ça m’empêchera de t’attraper et de te manger : au contraire, tu m’as sauvé la vie, tu dois m’aider à rester vivant. Je te dégusterais avec reconnaissance, et voilà tout. »

L’homme se tait un moment. Le crabe clappe de la pince.

« T’es pas bavard mais t’écoutes bien, Sphinx. Quand je t’aurais mangé à qui je causerais ? Parlant de manger, il y a du riz à foison ; avec ce qui pousse sur l’île on doit pouvoir faire un curry mangue-lait de coco du tonnerre. Manquera juste une viande ; mais bon, de viande, ici, y a que nous. »

Un silence. Le soleil roule vers l’horizon qui flambe comme une marmite de cuivre.

« Bien sûr, je ne vais pas te dire comment je te cuisinerais si je t’attrape. Ce ne serait pas courtois. Je vais plutôt te raconter des recettes. C’est instructif. Tiens, tu connais la Chandeleur, Sphinx ? Non, bien sûr. C’est une fête de par chez moi, qui tombait justement ces jours-ci. A la Chandeleur, on mange des crêpes. La crêpe, sûr, tu ne connais pas. Comment te dire ? Si tu peux, imagine une pâte fluide qui coule sur la poêle chaude, comme une vague sur le sable brûlant ; une vague blonde qui crépite jusqu’à devenir une île ronde dorée, et qu’on retourne d’un bon lancé, comme on pêche. »

Et voilà que la nuit monte d’un coup de l’horizon et mange le ciel, la mer, la plage. Aussitôt la lune – pleine et lumineuse – se dévoile. L’homme s’allonge sur le sable.

« Voilà, regarde : ronde, dorée, tachetée, ça c’est une crêpe ! Allez à demain, Sphinx. Et pas d’entourloupe cette nuit : si tu me manges, qui te racontera d’autres recettes ? »

 

* * *

Paroles de Sphinx écrites pour l’agenda ironique de février ; pour lire les autres participants – et voter pour trois [seulement] d’entre eux –  c’est là.

46 commentaires

  1. Bravo pour ces nouvelles aventures d’un Robindodo abandonné aux tergiversations naufragées. Espérons effectivement qu’il ne périsse pas bouffé des orteils au nez par ce crabe qui cache bien son jeu à mon avis. Crabe bien qui crabera le dernier.

    • Merci Anne ; rien en dit (sauf le naufragé) que le crabe veut manger le naufragé…peut-être l’écoute-t-il avec attention… peut-être est-il vraiment sphinx et attend-t-il son tour pour placer l’énigme-fatale… ou il espère juste la marée haute pour se carapater hors de son trou d’eau….
      qui sait ? pas moi 🙂

  2. Et ben! T’en as des idées! Bravo!
    J’ai accroché avec ta description de la crêpe très belle, tres poétique à la fin de l’avant-dernier paragraphe.

  3. Et voilà ! Ce brave crabe qui ne connaissait l’existence des crêpes ni d’Eve ni d’Adam, le voilà qui rêve de déguster la lune, c’est une bien belle façon de détourner l’attention du pinceur, pour sûr… Et puis ta popote chandeleur fait bien envie.
    Mais qu’est-ce que j’ai fichu à l’heure des serviettes de plage moi ?
    Tu avais dit 7h30, et cette horloge qui pince les heures pour en faire des secondes, elle a du faire naufrage, elle aussi ! 😉
    Toujours original et personnalisé, le Dodo. C’est clafi de bons mots.

    • La morale serait donc : « quand le crabe regarde la lune, il ne pense pas à pincer le doigt » !
      Je n’avais pas du tout songé à un tel stratagème de la part du naufragé (je n’aurais même jamais cru qu’il était assez malin pour penser à ça)!

  4. Si un jour je fais nauvrage et que je me retrouve sur une île deserte, j’espère avoir une tablette avec moi, et réussir à capter la wifi en grimpant sur un coquetier pour continuer à lire tes carnets paresseux cher Dodo 😉

  5. Ainsi le crabe descendrait du sphinx… et la crèpe de la lune… Voilà des théories bien intéressantes et, comme toujours, joliment racontées.

    • Merci Rx ; d’aucuns disent que, comme le crocodile descend de l’oiseau, le sphinx vient du crabe et la lune qui monte de la crêpe… il faudra peut-être en reparler un jour
      🙂

  6. Où mon sourire a grimpé jusqu’à mes oreilles :
    « … imagine une pâte fluide qui coule sur la poêle chaude, comme une vague sur le sable brûlant ; une vague blonde qui crépite jusqu’à devenir une île ronde dorée, et qu’on retourne d’un bon lancé, comme on pêche. »
    Et où l’image me fut un régal :
    « Et voilà que la nuit monte d’un coup de l’horizon et mange le ciel, la mer, la plage. « 

  7. Une (agréable et bien délicieuse ) histoire de baffreurs où même la nuit est en appétit.

    Mais dites-moi, Sphinx! Quel drôle de nom! Pourquoi pas libellule ou papillon ?

    • Oui, c’est curieux comme cet an-ci, je parle souvent de nourriture et de manger… même la nuit s’y met !
      pourquoi sphinx ? parce que je ne connais pas de libellule ou de papillon avec une tête de femme, un corps de lion, des ailes de piaf et qui poserait des questions redoutables (et puis parce qu’il fallait un sphinx dans l’histoire)

  8. La cuisine et la littérature ou : les 1001 recettes pour éviter d’être tué 🙂 Vu mon rapport aux livres et à la cuisine, ce n’est pas moi qui dirai le contraire !

    • 🙂
      en effet, LE livre à emporter sur une ile déserte est surement un livre de recettes ; pas pour faire la cuisine, mais pour se raconter de bonnes histoires jours après jours !

  9. Interessant monodialogue de qui va manger quoi. Entre respect et gourmet, conversation et dégustation, on savoure les mots et la mise en bouche. La question reste ouverte et la réponse en suspens… en fin de compte, j’ai envie de crêpes maintenant. C’est du beau , carnets paresseux de pousser à la crépophagie!!

  10. L’histoire est déjà finie?
    J’en aurais lu bien des pages supplémentaires, moi.
    J’étais plus accrochée qu’un poisson à l’hameçon d’un pêcheur ou qu’un crabe dans les mailles d’un filet et voilà t’y que ça s’arrête!

    • Merci 🙂 & désolé ! 😦
      égoïstement, je préfère beaucoup qu’on me dise qu’une histoire est trop courte plutôt que trop longue (et ennuyeuse)…. c’est vrai que ce crabe et ce naufragé sont attachants.
      A bien y songer, il y aura peut-être une suite quand le Renard en aura fini avec son assiette… on va les laisser mariner sur leur ile et on reviendra voir où ils en sont.

  11. Pour sur
    il y a tout pour faire une suite
    la scène est en place
    les personnages sont présentés
    le passant qui passe et qui lit
    a eu le temps de s’y attacher un tantinet

    à toi de jouer

    (et merci pour ce premier volet)

    • Merci Aunryz ; un seul petit bémol à ton « tout pour faire une suite »…. sauf que je n’ai pas la moindre idée de ce que cette suite raconterait 😦
      Mais je vais y songer ; j’espère juste trouver quelque chose de pas trop décevant…

  12. Génial ! Et puis oui on reste sur sa faim ! Une suite ! 😉 J’ai beaucoup aimé le fait que tu ne sombres pas dans la facilité avec la mythologie, ce crabe est une idée de génie ! You’re the best my Dodo !!! 😀

      • Il vaut mieux que tu assumes maintenant que l’on sait de quoi tu es capable ! 😆 Saint-Dodo c’est terminé ! 😀 Cela dit j’aime bien sortir de table « calée » et là j’ai encore un creux alors si tu te décides à trouver un oeuf (de dodo ?) pour la mayonnaise, de l’huile de coco, on pourra passer le crabe à la casserole mais ça me ferait mal au coeur, je me suis attachée à ce pince-sans-rire !

        • Pas touche au crabe ! sans lui le naufragé serait vraiment tout seul sur son ile déserte… en attendant, tu peux rejoindre la tablée du petit renard peint, prochain service demain matin !
          🙂

  13. Miam 🙂
    Il faut faire le tour de l’île : si ça se trouve y’a un renard caché 🙂
    Bientôt un épisode avec le crabe qui répond ?

    • D’accord, je vais demander au crabe de faire le tour de l’ile et de revenir nous le raconter ;
      mais pas de Renard, ou alors on va vite se retrouver avec un tapir, sept cailloux, une poule, un crocodile (vert) et un maigre corbeau…. beaucoup de monde pour une ile déserte !
      🙂

    • Très juste ! Et voici le crabe-crêpier, inconnu de Darwin…. prochaine étape de l’évolution, la pince spéciale pour attraper le sucre au fond du sucrier !
      🙂

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