Le tamanoir du bout-de-l’an

C’est pas à des personnes instruites comme vous que je vais apprendre que sitôt qu’on leur prête un peu d’attention, les gens peuvent vite inventer n’importe quoi. Mais au village, lors des dernières journées de la fin de l’année, il arrive toujours un soir où, entre chien et loup, quelqu’un aperçoit une ombre qui se détache du sombre des talus et file en tapinois le long des haies et des murets.

Son allure ? Bien sûr, faut faire la part de la blague et de l’exagération : certains affublent l’ombre d’habit noir, de chapeau-claque, de bouton d’ivoire ! Mais pas de dents aiguës, pas de cornes enroulées, pas de griffes tranchantes ; elle ne se dresse pas sur ses pattes arrières en hurlant, elle n’a pas de groin enflammé, pas d’yeux de feux, pas de stature de stentor, rien de rien…
C’est juste un long corps velu et sombre, porté par quatre fortes pattes et suivi d’une longue ombre de queue velue et noire. Qu’ajouter ? Que ce corps est précédé d’une fine tête emmanchée d’un plus fin et long museau d’où darde une longue longue longue langue.
Pas à dire, ça correspond à rien d’autre qu’à un tamanoir – excepté qu’en temps ordinaire le grand myrmécophage ne court pas nos collines, d’où les termitières sont d’ailleurs absentes. Alors, bestiau échappé d’un cirque ambulant ? d’une ménagerie foraine ? migrant solitaire ? animal de compagnie en rupture de foyer ? Cela serait bel est bien possible si le phénomène ne se reproduisait pas chaque année, ou peu s’en faut.

Ce qui est sûr, c’est qu’aussitôt vu, l’alerte file de cours en cuisine ! Et alors tout le monde – même ceux qui font semblant de ne pas croire à la bête – redouble de précautions : que je te débarre les portes, lâche les gros verrous, desserre les chevillettes et libère les bobinettes. Avant, on bouclait tout, mais en vain : avec sa longue langue, la bête déverrouillait les lourdes les mieux cadenassées. Alors autant laisser ouvert, ça fait moins de salive sur la serrure.

Car à la nuit noire, la bête – si c’en est une – amadouant les chiens, se faufile dans les cours et les jardins et rentre dans les maisons. Une fois dans la place, elle dégotte le calendrier – qu’il soit dans le tiroir du buffet, ou croché au dos du battant de la porte de l’armoire, ou même au flanc du confiturier – et là, avec un air malin, de sa longue longue langue elle lape les jours usés, les fêtes fêtées, les anniversaires passés et les échéances dépassées. Ne laisse que les quatre, trois, deux journées qui restent avant le bout-de-l’an. Qu’elle reviendra grignoter le lendemain. Puis elle passe à la maison voisine pour y jouer la même saynète. Et ainsi de suite dans tout le village et les écarts et les hameaux, jusqu’au dernier jour du bout de l’an. Et là, la bête – si c’est une bête – disparait pour l’année complète, son rôle accompli : bon an mal an, on a plus qu’à passer à l’année suivante, avec un calendrier tout neuf et sans marque de langue rapeuse.

Vous me direz, et les gens, ils ne l’empêchent pas, les gens ? Restent assis au coin du feu sans rien faire ? Ne se mettent pas en travers ? Ne planquent pas leur calendrier sous l’oreiller de l’aïeul ? Il est pas tout puissant non plus, ce simili-tamanoir mangeur de calendrier, si ? Non. C’est pas du tout impossible de l’empêcher, mais vaut mieux pas.

On dit qu’il y en a, une fois, dans une ferme isolée près de la forêt, qui l’en ont empêchée. S’en sont vantés à la messe de Noël, en tout cas. Mais sont pas revenus s’en revanter à la Saint Sylvestre, non. Parce qu’on les a jamais revus ; peut-être bien qu’ils ont profité des fêtes pour fiche le camp à la ville. C’est possible. Mais on raconte que leur calendrier pas achevé les a bloqués dans l’an d’avant, au moment où tout le village basculait dans l’année nouvelle. Certains jours très tranquilles, on dit même qu’on peut les entendre ressasser les anciennes fêtes, repayer leurs vieilles traites et radoter à propos des foires et marchés passés… enfin, à ça moi j’y crois pas.

Mais qu’on y croit ou qu’on y croit pas, vous comprendrez que – tant pis pour les vieux calendriers – mieux faut laisser dire et laisser faire si on préfère vivre avec son temps. Et puis c’est pas à des personnes instruites comme vous que je vais apprendre que sitôt qu’on leur prête un peu d’attention, les gens peuvent vite inventer n’importe quoi.

33 commentaires

  1. Le tamanoir pour garder le bon timing, c’est connu il fait le tri et tamise les jours obsolètes. Bon bout d’an , carnets paresseux (mais où est passé le dodo???)

    • en effet, après les moutons, l’âne, le boeuf, voici le tamanoir (ou son ombre ?)
      et pourquoi s’arrêter là ? Et si le traineau du père noël était attelé de six beaux tamanoirs ?

  2. Quelle belle idée! J’aime particulièrement l’avant-dernière phrase!
    Comme quoi, il est important de vivre avec son temps, même s’il faut supporter quelques désagréments, le décalage n’en vaut pas la chandelle!
    Et puis rester bloquée en hiver…brrr J’en frissonne d’effroi! Pourquoi pas un dimanche, pendant qu’on y est 😄😉

    • « Et puis rester bloquée en hiver…brrr J’en frissonne d’effroi! Pourquoi pas un dimanche, pendant qu’on y est »
      bloqué l’après midi d’un dimanche d’hiver…. quelle vision d’horreur :))
      une seule solution, pense à laisser ton calendrier devant ta porte les deux prochaines nuits 🙂

  3. Très jolie idée ce personnage de tamanoir me plait beaucoup.
    Et quelle drôle d’occupation : gober les derniers jours des calendriers de l’année…
    A-t-il déjà souffert d’indigestion au fil du temps ou au contraire de disette ?
    Est-ce que les jours ont des parfums différents selon les époques (comme les grand crus millésimés) ou selon le type des calendriers : celui de la poste, des pompiers ou celui des « Dieux du stade » ;-D ?
    Ton histoire entraine une multitude de questions qui vont colorer (et peut-être bien pimenter ?) les derniers jours de cette année.
    Bon appétit au tamanoir !

    • Merci Marianne ; zut, j’ai oublié de demander au tamanoir comment ça goûte, un calendrier : le papier, l’encre, les saints, les jours feriés (le 14 juillet doit pas avoir le goût du 15 aout, hein ?)

      va falloir d’autres épisodes… l’an prochain ?

  4. J’ai d’abord cru que tu parlais d’un blaireau, mais non, on ne peut pas confondre un tamanoir à calendrier et un blaireau juste bon pour nous raser de près. Quel dommage que l’agenda du bout de l’an soit fini, j’aurai bien intégré ton histoire dans le challenge, bien que tu ne dises pas n’importes quoi lorsqu’on te prête attention. Je vais regarder mes vieux calendriers d’un autre oeil.
    Je suis curieuse de savoir ce que la prochaine organisation nous proposera comme thème.

    • Au village, on voit jamais d’ombre de blaireau, ça doit être pour ça. J’aurais été fier que ce tamanoir-ombreux participe à l’agenda, mais il est venu trop tard 😦
      (en fait, c’est un rêve que j’ai fait lundi nuit et retranscrit mardi…)

      • J’en voyais assez régulièrement ces dernières années, mais maintenant, en village, ce sont des blaireaux d’une autre espèce 🙂
        Tu as bien de la chance que tes rêves soient aussi fructueux, lorsque j’essaie d’en retranscrire un, le matin je suis souvent assez déçue.
        Bises et bon réveillon !

  5. Elle est belle cette idée de tamanoir « mangeur de calendrier », d’ailleurs comme chaque année, j’ai déjà accroché le nouveau dessous l’ancien prête à jeter et à changer…
    comme si on avait besoin de regarder « le jour qu’on est » quand on est encore au 1er de l’An!!??

    • Merci Patch 🙂
      en effet, on n’a pas besoin de savoir quel jour on est ; mais faut des calendriers, ne serait-ce que pour nourrir l’ombre-tamanoir (ou blaireau ?), ça serait quand même dommage qu’une espèce même pas répertoriée soit déjà portée disparue !

  6. Passer de myrmécophage à calandarophage …
    Il faudrait que je teste ces deux régimes cette année 🙂
    Cela a l’air très vitaminé 🙂
    Bisessss

    • Attention aux dates de péremption des vieux calendriers (les préférer frais-du-jour) ; quant aux fourmis, végétarien, je n’ai pas de recette à te proposer
      : )
      bonne année !!

  7. Sacré Dodo ! Je ne me lasse pas de cette prose enlevée comme une plume fièrement dressée sur son derrière, drôle, humoristique, avec ce vocabulaire toujours choisi comme la couleur d’un boa de fin d’année sur un collier de perles ! Cela pourrait paraitre obsolète, cette image, si ce n’est qu’il ceint le tour d’un cou très contemporain, bref, je m’amuse ! Et que le tamanoir nous revienne l’an prochain, je me pourlèche les babines d’avance, un comble, l’année n’est même pas finie !

    • Mais alors c’est un tamanoir-à-plume ou un boa-à -perles ? peut-être qu’ils font équipe, le boa passant au début de l’année déposer les perles des jours-à-venir… drôle de boulot, mais ça vaut mieux que d’avaler un éléphant, c’est pas le Petit Prince que me contredirait 🙂

      Bonne année nouvelle !!

  8. Woaw, ça c’est du texte – sans fanfaronnades ornithorynques, really.

    Et avant que le tamanoir ne repasse, le geste bien langué, mes meilleurs vœux pour cette année 2016 – qu’elle soit belle, heureuse et riche en textes, ou bêtes en tous genres … pardi !

  9. Mais il n’y avait pas déjà eu une histoire de tamanoir ? 😉. Bon peut-être pas lécheur de calendriers mais ça me rappelle quelque chose ! Non mais vraiment il n’y a que toi (ou Valentine) pour rêver de tamanoir !😁. Cela dit j’adore tes rêves et j’espère qu’ils vont continuer à chanter en 2016 que je te souhaite d’ailleurs excellente, prolifique et tendre surtout… et j’espère bien qu’il y aura une suite des épisodes mettant en scène cette étrange bestiole !😆

    • Merci Asphodèle ; non, ya pas eu d’histoire de tamanoir, juste quelques poèmes et quelques apparitions dans d’autres textes. Tu penses peut-être à l’histoire du tapir ? 🙂
      J’espère aussi que l’ombre-tamanoir va revenir dans mes rêves de l’année – et que je m’en rappellerais assez pour l’écrire

      • Ha oui tapir-tamanoir (ça commence et ça finit par les mêmes lettres, ma dyslexie ne s’en remet pas ! 😆 ) ! En tous cas, tu sais qu’on en redemande, alors on va te concocter une potion à rêves avec quelques pincées d’herbe d’or de décembre, ça devrait être détonnant et top ! 😆

  10. message bien reçu, je garderai précieusement les nombreux calendriers « offerts » par nos valeureux fonctionnaires. Mais je crois bien que je les mettrai en évidence, dehors, près du garage pour lui éviter de venir baver dans ma cuisine. 😀 Il a beau ne pas avoir de dents aiguës, de groin enflammé, je me méfie quand même ! L’exeption qui confirme la règle, tu connais ? 😉

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