« Vous écrivez ? Pas facile, hein ? Faut pouvoir se concentrer. Mais se concentrer, c’est pas facile non plus, avec tous les casse-pieds qui jacassent de tout et de rien. Faudrait s’abstraire du monde. Pas plus facile, hein ? Alors, pouvoir penser à rien. Vous me direz, pas facile de penser à rien. Surtout au ras du sol, le nez sur les détails. Faudrait prendre de la hauteur. »
Décidément, ça m’apprendra à essayer d’écrire le soir sous le réverbère du jardin public. L’importun s’assoit sur mon banc :
« Permettez ? Non, pas facile de prendre de la hauteur. Pourtant, il y a forcément un moyen. Pas un avion, ni un hélicoptère, hein. Rien d’aussi bête. Un truc rien qu’à soi. Moi, par exemple, là, j’ai les semelles bien à plat sur le sable de l’allée. Mais attention, ça frémit en-dedans, sous la plante des pieds. Quand on y pense, il suffit d’un rien. D’une pression du pied, d’un mouvement de la cheville, d’un coup de talon, d’une poussée des mollets, et hop, on s’élance ! »
Bien sûr. Pour ajouter à mon désarroi, un noctambule qui soliloque sur la raréfaction du lagomorphe d’élevage s’approche du banc. Je me claquemure sur les gribouillis de mon carnet. Mon voisin de banc, que la qualité de mon silence n’impressionne pas, continue :
« Chacun selon ses moyens, hop ! un bond de la hauteur d’une marche, d’un tabouret, d’un escabeau – du tranchant de la main, il échelonne les niveaux présumés. Jusque-là, c’est rien du tout. Mais arrivé en haut du saut – si j’ose dire-, au moment de redescendre, faudrait pas abdiquer, tâcher moyen de dire zut à la pesanteur, et hop, prendre l’envolée d’un voyage vertical. Rêve de poète ? Je ne crois pas : qui, de sa vie n’a pas envie de contredire, rien qu’un instant, ce destin pesant, cette tyrannie imbécile ? »
Comme je ne réponds toujours rien, il se tourne vers l’ami des lapins et enchaîne à son intention :
« Alors s’élancer. Hop. Bondir. Comme un lapin, tiens. Et puis ne plus redescendre, monter encore, dépasser le rebord de la table – la main s’élève à mesure -, atteindre la façade, franchir la cime des arbres, laisser loin les toits, abandonner au sol les montagnes, lâcher les plus hauts oiseaux, se hisser aux nuages, en cavale entre les cumulonimbus et les cirrus. Et là, avec les quatre horizons pour soi tout seul, voir de tout en haut, toute petite, si petite, la terre comme une belle balle ronde.
Une fois porté là-haut par les chaudes ascendances, sentir filer le souffle doux du vent sur la peau, attendre le friselis des bourrasques, bercé dans la longue houle des alizées. C’est pas tentant ? Surtout, ne plus respirer la poussière rechapée des villes, ni la poudre des chemins. Ne plus subir la suffisance des gens soient-disant importants ; ne plus rien savoir des claquements des portes qui se ferment ; ne plus entendre les rantanplans des Va-t’en-guerre. Faire son nid au dos des nuages, et, la nuit, voisiner les étoiles. »
Puis il fixe le ciel noir au dessus de nos têtes, et, d’une voix lasse :
« Hein, ascensionner l’azur – même d’ébène comme cette nuit – ça serait pas beau ? C’est si déraisonnable ? Bien sûr, faudrait un bon coup de talon et puis de la volonté. Le coup de talon, ça se travaille, mais la volonté…
Une pause. Du doigt, il montre la lune.
– Pourtant, c’est pas possible que ça soit impossible d’aller là haut. D’ailleurs, la raréfaction des lapins dont vous causiez, faut peut-être pas chercher plus loin. Réfléchissez : clapier, renard, civet, fourrure, myxomatose, feutrine, chasseur, ils ne manquent pas de raisons de fuguer, et d’une. Et de deux, ils ont les jarrets qu’il faut pour sauter. Et de trois, qu’est-ce qui nous dit qu’ils n’ont pas la volonté ? Ricanez donc pas, si on y songe bien, qu’est-ce qui ressemble plus à un terrier de lapin qu’un soit-disant cratère lunaire ? Si ça se trouve, ils sont déjà nombreux là-haut…
Vexé, l’autre rétorque :
– Terrier et jarret ça se discute, mais pourquoi nous on aurait moins de volonté qu’un lapereau ? – Faudrait voir… – Chiche ? – Chiche ! – Hop ? »
Le silence soudain m’arrache au vide de mes pensées. Ouf, voilà qu’ils s’en vont enfin. Je redresse la tête pour saluer, poli quand même, mais l’allée est vide – même pas l’écho d’un bruit de pas !
De surprise, je manque lever les yeux au ciel.
Mais je n’ose pas regarder en l’air.
* * *
fantaisie lunaire écrite pour les 46e plumes d’Asphodèle.
Délicieux lapins et pas en civet…
« si on y songe bien, qu’est-ce qui ressemble plus à un terrier de lapin qu’un soit-disant cratère lunaire ? »
Une fantaisie réjouissante 🙂
🙂
Quelle imagination autour de ces lapins qu’on imagine si bien ! Bravo ! Par chance, demain aucun lapin au menu. J’aurais été gêné… Bonne fin de semaine !
Merci Thibault ; j’ai moi aussi rayé le lapin lunaire de mes menus 🙂
j’aime beaucoup ce jeu entre le réalisme et le fantastique (ou le merveilleux :-))
Je trouve que parfois la frontière (ente réalisme et fantastique) est mince et perméable… il suffit d’un « et si ? » pour la passer sans souci.
Encore un haut-fait du Dodo dont l’adjectif « paresseux » est une usurpation d’identité à quelque autre scribouillard dont il ne fait sûrement pas partie !
En fait, « paresseux » s’applique aux carnets ; les adjectifs disponibles pour le dodo sont : « volatil(e) », « non-volant » et « pas-bon-à-manger » (dixunt les marins hollandais qui leur tapaient dessus avec un baton)
Excellente variation. Et nous partageons le soliloque du lagomorphe.:D
Merci Mondrone ; ça sonne joliment, « le soliloque du lagomorphe »… on dirait la raison sociale d’une maison d’édition 🙂
ils étaient au rendez-vous, c’est sur, l’inspiration et l’humour, pas de lapin ce soir là!
Dominique, en effet : pas de lapin, sauf sur la lune 🙂
Les lapins et les poètes cohabitent bien aujourd’hui, ils sont faits pour s’entendre ! Tes divagations lunaires me plaisent, j’aime beaucoup le titre (déjà) et la chute nous renvoie à ta poésie précédente…enfin, ce n’est que mon avis ! Histoire de rebondir…comme ces agiles petites bêtes au derrière blanc ! 😉 D’ailleurs on mange de moins en moins de lapins, y aurait-il une relation de cause à effet ? Ton texte n’est pas anodin… 🙂
Merci Asphodèle ; en fait, les lapins ont d’abord eut un rôle mineur dans cette histoire bizarre, avant de s’imposer comme conquérants de la lune… du coup, je leur devais bien une place dans le titre 🙂
et ça fait très longtemps que je ne mange plus de lapins..; mais je leur dispute leurs carottes.
Comme quoi c’est toujours la même histoire quand on écrit, on commence et on ne sait jamais comment ça finit ! Euh…perso, je préfère le lapin (moutardé et crémé) aux carôôttes mais faut pas le dire, je vais avoir tous les VEGAN sur le poil !!! :lol
Si on savait exactement à quoi ressemblera l’histoire qu’on commence, il y aurait moins de charme à se lancer….
Et rassures-toi, un végétarien peut se mettre en colère, mais on n’en a encore jamais vu manger qui que se soit 🙂
Tout à fait d’accord pour l’écriture et pourtant j’en connais qui ne peuvent commencer s’ils n’ont pas déjà la « chute » à leur histoire. Comme quoi, nous sommes différents face à l’écriture ! Bah écoute pour les Vegan, je me méfie, je me suis fait insulter par une nana « intégriste » en la matière et qui m’a dit que « je sentais la mort » parce que je mangeais de la viande… Ahem ! C’est une position qui a de bons arguments, certes mais quand on m’agresse, ça ne passe pas ! 😀
pour écrire, j’aime connaitre la fin avant de commencer : c’est rassurant et ça n’empêche pas les zigs-zags en cours de route, au contraire. Je suis moins à l’aise quand je n’ai aucune idée d’ou ça va… mais c’est vrai que, de toutes façons, le plus grand plaisir vient des surprises et des détours imprévus.
🙂
Tes interlocuteurs ont (avaient) une belle imagination, en matière de lapin sauté à la moutarde. Mais non ! De lapin sautant en rayons de lune.
Mais je te comprends ! Rien n’est plus envahissant et castrateur qu’un soit-disant connaisseur en lapin qui ignore tout de la douceur de son regard et de la poésie de ses envolées imaginaires.
Martine, en même temps, sans interlocuteurs envahissants, le narrateur n’aurait pas eu grand chose à raconter… il a eu de la chance, finalement 🙂
J’aimerais tellement poursuivre ma route en compagnie de ces conils.
Maintenant je comprends mieux pourquoi ils sont si nombreux sur les aires d’aéroport. Ils pensent qu’un jour, avec un avion…chut, laissons-les rêver. 😉
Poursuivre sa route avec les lapins ? facile, il suffit d’un bon coup de talon et de volonté…
ou, comme les lapins paresseux prendre l’avion 🙂
TIENS, mais voila un autre scénario pour les 4 têtes lol
Merci Ghislaine ; heu, je ne connais pas les 4 têtes… 😦
J’ai pensé au « voyage dans la lune » de Cyrano de Bergerac.
Et aussi à Daudet entouré de ses lapins…
De quoi être dans la lune un bon moment !
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine ; mais ces deux là sont des baratineurs… seuls les lapins vont sur la lune…
Je me demandais pourquoi la lune semblait tachetée de vert ce soir. Certainement que depuis qu’ils se sont installés, les prairies de trèfle tendre ont poussé, les champs de fanes de carottes, la luzerne aussi. Et comme il n’y a pas de chasseurs sur la lune, on ne risque pas de les revoir de sitôt les lapinous.
Joliment bien trouvé et puis magnifiquement bien tourné, j’ai appris grâce à toi ce que lagomorphe veut dire.
J’aime beaucoup l’ambiance de ce texte. Il est tricoté à la poussée de garenne.
Je connaissais la lune rousse (ça doit être au moment de la récolte des carottes), mais pas la lune luzerneuse.
Je bondis hop hop de cette fantaisie qui éclabousse hop hop. Un texte bien luné !
Hé bien merci et hop ! N’hésite pas, du talon et de la volonté : je suis sûr que les lapins feront une place à un ornithorinsque !
On ne regarde pas assez la lune ! peut-être que, sans doute que certains se sont sentis pousser des ailes à la lecture de ton texte ! En tout cas cela a allégé quelque chose en moi, je ne saurai dire quoi ! Asphodèle vous a bien inspiré avec ses mots, et j’en suis bien aise.
Bises
Merci Monesille, si ce texte t’a apporté un micro poil de légéreté, il a atteint son but et au delà !
Devant l’actualité qu’on connait, je n’ai pas trouvé d’autres façons de respirer un peu.
Ils sont très bavards les lapins de la lune ! Jean de la Lune doit les expédier sur terre de temps en temps pour avoir la paix !
Bavards, les lapins de la lune ? peut-être, mais avec la distance, il faut tendre l’oreille. 🙂
Quelle fantaisie dans ce texte… j’adore ces lapins de la lune, je me rapproche souvent d’eux quand je suis dans les nuages…
Merci et bienvenue, Prudence ; …les nuages, première étape pour la lune.
😄😄😄Quelle belle histoire! J’aime la fin très drôle!
Quelle idée d’écrire sous un réverbère, aussi! Mais les voies de l’inspiration sont impénétrables!
écrire sous un réverbère ? pour (essayer d’) écrire la nuit, il faut bien un peu de lumière 🙂
C’est une fantaisie aérienne, planante, même, qui nous emmène dans la stratosphère vérifier si la Terre est vraiment bleue comme une orange (moi, j’ai vu mais je ne révèlerai rien!).
Tu es passé par la lune pour aller à l’île Maurice ? joli crochet 🙂
Impossible d’échapper aux lapins 😆
Moi aussi j’ai horreur des gens qui viennent s’incruster sur le banc où je suis assise et qui se mettent à parler 🙄
Comme un conte, ce billet, qui ravive l’imagination !
Belle semaine et bises de Lyon
Hé oui ,les lapin sont partout.. Mais il n’y aurait pas eu de conte s’il n’y avait pas eu d’insupportables soliloqueurs 🙂
Ce soir en me baladant avec mon « ki » j’ai croisé de supers minois de lapins. Sur l’île quand les résidences secondaires sont désertées ils sont à la fête, encore mieux que sur la lune car il y a de nombreux potagers autour avec de délicieuses salades et des carottes. On a bien quelques chasseurs dans le coin mais ils y voient plus très clair surtout après le passage au bistrot, et surtout, ils ont pas le droit de pointer le bout de leur fusil dans le bourg. Alors les lapiots (pas si bêtes !) sont devenus copains avec les faisans et les bernaches de retour de Sibérie et se sont organisés pour squatter le haut de l’île tout l’hiver. Propriété privée.
Sinon pour écrire, c’est vrai que c’est pas facile de se concentrer… faire un brin de causette avec les lapins de temps en temps, regarder le vent jouer avec les nuages, la mer calme comme un lac ce soir et puis, lire l’article drôle et sympa d’un blog, et ma foi, ça donne envie d’écrire deux ou trois choses…
S’il y a autant de lapins dans ton île, c’est peut-être parce qu’elle est au milieu de la Mer de la tranquillité ? 🙂
Et je suis heureux si ce petit conte te donne envie d’écrire deux ou trois choses…
Super texte, j’adore 🙂
Merci Sev, et bienvenue !
à quelle heure part la fusée ? Pour la lune ? Je prépare mes bagages et ceux des gens que j’aime… tant pis pour les frais supplémentaires, je suis sûre que là-haut, personne n’a entendu parler de l’euro ! Trop de bazar sur la terre, des envies d’ailleurs me tenaillent.
Hop, flexion sur les jarrets, extension, envol …
J’enverrai une carte postale demain ! 😀
Je te comprends mariejo ; au train ou vont les choses, on risque même d’être nombreux à vouloir rejoindre les lapins.
mais n’oublie pas la carte postale 🙂
Bon jour,
Tout un programme … lunaire. Et hop, mais comme il est écrit : « Le coup de talon, ça se travaille, mais la volonté… » 🙂
J’ai lu à haute voix (comme très souvent) et c’est vraiment un régal. 🙂
Remarque parmi d’autres : « le ciel noir au dessus de nos tête » : avec : s, (et sans perdre la tête) 🙂
Max-Louis
Merci Max-Louis. Le « s »a retrouvé sa tête (et vis-versa)
🙂
c’est une de mes histoires préférées.