Princesse rêve

Princesse rêve. Elle a le temps. Pas de lune, cette nuit. Pas de chasse.

Elle se rappelle son enfance à la cour du roi son père. Contrainte, déguisée en petite princesse de conte de fée – robe jaune, corsage bleue à manche en citrouille, ruban rouge cerise – pour donner le change. Et quoi ? Est-ce sa faute à elle si, toute petite, elle n’aimait pas caracoler au soleil avec une ribambelle d’oisillons, cramponnée au licol d’un poney-licorne enrubanné de rose ? Sa faute, si elle préférait le calme de la nuit sous la douce lumière de la lune blafarde ?

Et puis donner le change ? à qui ? Elle sent encore la peur qui suintait du moindre geste des serviteurs, le malaise sous les attitudes empesées des courtisans ; elle entend aussi le silence qui glaçait les fêtes fastidieuses qu’on donnait, quand même, pour faire semblant que tout était normal. Elle se rappelle enfin l’angoisse qui voilait les yeux de son père, et qui tenait en une question qu’elle ne comprenait pas : « Si elle tient de sa mère ? »

Princesse se rappelle – quand il est devenu évident qu’elle tenait de sa mère – son père prostré sur son trône, le château déserté, les portes verrouillées, les volets clos : pas de soleil, pas de lune, surtout pas de lumière. Et comme par hasard, la venue de cette femme, si irritante avec ses colifichets clinquants, son sempiternel miroir et ses écœurants bouquets de fleurs mauves !

Elle l’a bien vite percé à jour : épouser le vieux roi est un piètre prétexte. Bien sûr qu’elle a une autre mission, confondre Princesse, la débusquer, la chasser, comme, en son temps, elle – ou une de ses semblables – a fait disparaître la reine sa mère. Dans son orgueil, la marâtre n’a commis qu’une erreur : charger un homme de main de l’éliminer. Pauvre petit chasseur. Malgré son couteau et son pieu de frêne, malgré tout son courage de simple mortel, il n’a pas résisté longtemps à Princesse.

Ensuite, elle se rappelle la fuite dans la forêt, toujours plus loin, entre les troncs sombres, sous les branches noueuses, vers l’obscurité accueillante des buissons profonds et des racines torses. Aux ronciers sont restés crochés les lambeaux jaunes et bleus de ses vêtements ridicules. Débarrassée de ces oripeaux, à elle la vie joyeuse, les longs sommes au sein des nichées de chauves-souris, l’envol enivrant à la nuit tombée, les libres courses en compagnie des loups sous la lune blanche. Et de temps en temps, un lapin, un écureuil ou une grenouille pour étancher la soif qui gronde, impérative et tenace.

Elle sait que la marâtre n’a pas désarmé, qu’elle est à l’affût du moindre signe, prête à la pourchasser à travers les forêts et les halliers. Qu’importe ? Elle sait maintenant que ce jeu de chat et de souris fait partie de sa destinée. Elle remercierait presque cette femme qui lui a appris qui elle est vraiment.

Les mauvaises heures du jour, elle les passe à l’abri d’un refuge sûr, au cœur du royaume souterrain des nains. Leurs sept rois ne l’ont pas accepté de bon gré. Ils savent trop qui elle est. Mais la peur qu’elle inspire les a convaincus qu’il valait mieux ne pas s’en faire une ennemie. Leur avidité proverbiale a fait le reste : contre de l’or et des diamants, dans leurs caves creusées au creux du roc, ils lui ont taillé une crypte de cristal, enfouie sous la terre lourde et obscure, loin du soleil qui brûle. Là, elle croît en force et en beauté, et pourrait dormir cent ans s’il le faut. Elle a le temps pour elle.

Princesse rêve. Un jour, mon Prince des ténèbres viendra. Alors notre royaume sera de ce monde ! Quel festin nous ferons !

En attendant, elle repose, blanche comme l’ivoire, noire comme la nuit et vermeille comme la goutte de sang qui perle au coin de ses lèvres.

* * *

Pour l’agenda ironique d’août, Jobougon nous invitait à visiter un conte de fée, avec une citrouille, une grenouille et une licorne (si j’ai bien compris). Pour lire les différents contes et voter, c’est par là, jusqu’au vingt-six août.

 

59 commentaires

  1. Voilà qu’il pleut des histoires de fées … et la « re-visite » est réussie ! Mais je m’attendais de toi bien plus de feu fée folie…! 😉

  2. Carnets nous la bashungue fort bien, cette histoire de conte d’effraie !! Il vampirise le style, et, plutôt que de le tordre, loup-garotte le cou des fables d’antan…

  3. Excellent !
    Comment se fait-il que depuis si longtemps, personne n’ai jamais pensé à revisiter cette histoire ? Une princesse au teint de neige, aux cheveux noirs de jais et aux lèvres rouges, qui dort dans un cercueil – tendit que sa belle-mère la poursuit avec un miroir à la main…
    Cher Dodo pas paresseux du tout merci pour ce détournement et le frisson de suspens qui l’accompagne 😉

    • Merci Milton !
      je suis le premier surpris que personne (pour ce que j’en sais) n’ait joué avec cette idée !
      Et en ces temps de canicule, comment ne pas préférer la fraicheur de la nuit aux cavalcades en poney-licorne 🙂 ?

  4. Génial ! Vraiment j’adore. Et ton style est de plus en plus efficace, limpide, tu nous emportes et nous maintiens, entre sourire et effroi, jusqu’au bouquet final. Une réussite ! Je testerai sur les loustics l’année prochaine ! 😉

  5. Un conte à frisson ça nous manquait dans la liste, j’aime particulièrement le moment de la fuite dans la forêt qui est très visuel, mon petit doigts me dirait qu’il y aurait comme une suite ???

  6. Tout simplement vermeilleux ! Revisiter Grimm de façon complètement différente, avec tout le talent de conteur délicat qu’il faut, c’est quelque chose de fabuleusement renversant !
    Cette petite princesse est fort attachante, et la question de la différence est posée ici de façon toute flagrante. Elle ne tue que pour sa survie, et pourtant… Mais elle a le temps, et c’est une richesse inouïe que d’en avoir.
    Carnet, je ne me lasse pas de ta créativité toute personnelle et originale.
    Vraiment superbe, 🙂

    • Ben merci Jobougon !!

      En fait de « renversant », je suis parti du refrain « blanc comme neige, noir d’ébène, rouge vermeille », je l’ai retourné et collé à la fin (bien obligé, sinon plus de suspens) et, de là, j’ai remonté l’histoire à rebrousse-poil.

  7. Brassens a chanté « la princesse et le croque-note ». Carnets Paresseux a écrit « princesse rêve ». C’est talentueux ! J’aimerais savoir faire ainsi ; merci !

    • je me doutais que tu remarquerais le poney-licorne (même enrubanné de rose).
      Cela dit, tomber d’un poney, même licorne, ça doit pas faire une grande chute !
      🙂

  8. Je me suis délectée à l’image des « longs sommes au sein des nichées de chauves-souris » et des « libres courses en compagnie des loups sous la lune blanche »… il y a longtemps que je n’avais envié une princesse…
    Chapeau paresseux, encore aussi fine que fluide, cette plume.

  9. Ue petite question double pour éclairer ma lanterne : amis lecteurs, à quel moment avez-vous compris que c’était décalqué de Blanche-Neige ; et à quel, qu’elle était vampire ?

    je demande parce que moi, je le savais depuis le début, et quer du coup, le suspens……
    🙂

    • Pour l’identité de Blanche neige à la description de sa toilette : « robe jaune, corsage bleue à manche en citrouille, ruban rouge cerise »…
      Je me suis dis que tu ne l’avais pas inventé et ca a tilté très vite.

      Pour la « condition de vampire » :
      Aux petits frissons ressentis à la lecture du second paragraphe😉…
      Hou la la ! C’était trop bon, il y a du vampire la dessous… mais je me demandais où tu nous emmenais et je ai pas été déçue. J’ai adoré le chemin que ca a pris !
      Bravo encore.

      • Rapide !! et perspicace 🙂 : en effet, je n’ai pas inventé la toilette de la Princesse : je l’ai fidélement décrite à partir d’une image de la Blanche-Neige de Walt D. :))

    • Pour Blanche Neige, ici : « confondre Princesse, la débusquer, la chasser »
      Et pour la vampire, à la dernière phrase.
      J’ai eu alors un temps d’adaptation nécessaire avant de le relire, le découvrir avec des yeux autres, et l’apprécier dans toute son ampleur.

      • La vampire à la dernière phrase ? j’ai donc bien caché l’ail derrière les « écœurants bouquets de fleurs mauves « …Dans une première version, la marâtre collait des fleurs d’ail et des crucifixs partout 🙂
        J’aime bien l’idée d’une relecture à la lumière de la fin. Et comme le texte a été écrit à l’envers, c’est assez naturel.

        Sinon, Milton Monesille et Jobougon, vos avis (merci) montrent bien que l’auteur propose, mais que le lecteur dispose et que c’est lui qui a le dernier mot pour construitre l’histoire !

  10. Je ne peux répondre que pour moi évidemment j’ai compris qu’il s’agissait d’une histoire de vampire à la lune blafarde et blanche-neige au sempiternel miroir ! mais j’ai cru jusqu’à la fin que comme dans un conte de fée, tu cherchais une fin la délivrant d’un sort !

  11. […] – 12 : Carnetsparesseux double le mur du Samson sans vergogne avec cette vermeilleuse histoire de Nosfera fera, fera-t-y pas la sieste. On s’attendait à tout de lui, on n’avait pas prévu ça. Il a toujours un temps d’avance, celui-là, sous son allure « nonchalante mais ne vous y trompez pas ! »… Princesse rêve https://carnetsparesseux.wordpress.com/2015/08/11/princesse-reve/comment-page-1/#comment-2545 […]

  12. Ouah, j’adore cette version de Blanche-Neige, horriblifique et poétique. J’espère qu’elle le rencontrera son Dracul d’amour.

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