Un chien au soleil

Accroché au coteau aveuglé de soleil, le village s’entortille autour de la route en lacet. Quelques ruelles, vite redevenues chemins herbus, se glissent entre les flancs aveugles des maisons, poussent jusqu’aux vignes et aux vergers qui coulent depuis les pentes de pierre rouge. Entre la mairie et l’église, la route s’élargit en une place qui, sous quatre platanes, s’orne d’un Poilu circonspect et d’un coq martial, plantés sur un socle en pierre où sont inscrits trop de noms – beaucoup trop pour cette poignée de maisons perdues.

Portes closes, fenêtres poussiéreuses, façades fissurées parfois peintes d’une enseigne fantomatique – Café-épicerie-tabac, Grand-garage-automobile, Hôtel-confort-moderne – ou d’une grande réclame effacée – Calor-j’adore, Quinquina-Extra -, plus souvent marquées d’un panonceau « à vendre » à peine moins délavé que le reste, rien qu’à les voir on comprend qu’elles n’attendent plus grand-monde. Si elles sont encore là, c’est comme par routine, gardiennes, derrière leurs portails cadenassés, de pièces fraiches et profondes, de chambres lumineuses ou sombres, de longs greniers, de grandes cours ombreuses et de jardins frais séparés par des murets de pierre qui s’allongent paresseusement jusqu’à la rivière que l’oreille imagine en contrebas. Pour qui ? Je ne peux l’imaginer. Il est visible que leurs derniers habitants sont depuis longtemps partis dans un des lotissements neufs du gros bourg de la vallée.

En tout cas, dans la rue du village, je n’ai croisé qu’un gros chien jaune. Gros, jaune, poussiéreux, tantôt il se prélasse près de l’église ; tantôt il se roule dans l’herbe rare devant le perron de la mairie ; à d’autre moment, il migre de l’ombre d’un porche au clair-obscur d’une grille en fer forgée. Parfois, il tourne la tête en pourchassant un courant d’air. Le plus souvent, il dort et rêve au pied du Poilu.
Seigneur débonnaire, il s’est approprié les lieux, mais tolère quelques lézards sur les murets, un boisseau de moineaux aux branches des platanes ; quelques merles aux vergers, et bien sûr une trôlée de chats maigres à qui il abandonne les cours et les greniers. Mais il est seul à régner sur la rue principale.

Pour l’heure, au centre de la place vibrante d’air chaud, il trône au grand soleil du mitan de l’été, le poil luisant de flammèches cuivrées, dans une nuée de poussière d’or. Les grandes chaleurs lui profitent, il s’épanouit sous la canicule, à croire qu’il se nourrit, qu’il se réchauffe pour les trois prochaines saisons. Il est là, si bien vautré dans la poussière brûlée, si doré, si bouclé, si goinfré de lumière, et tellement placide, qu’il me semble que c’est lui, et non pas le soleil accroché là-haut, qui écrase de chaleur la place et les marronniers, le village et les vergers recuits, jusqu’à l’horizon des éperons rocailleux et desséchés.

Tiens, si je restais assez longtemps, il est probable – j’en suis certain – que je découvrirais qu’il commande aux éléments ; que, quand l’envie lui en prend, non content de faire le beau temps, ce gros chien jaune fait aussi la pluie, les orages et le vent.
D’ailleurs, qui d’autre, ici, penserait à s’en charger ?

* * *
Une carte postale très librement inspirée des deux derniers étés. Et peut-être un écho des nuits du chat et de la chèvre

23 commentaires

  1. tiens ! voilà l’option commentaires revenue, j’étais inquiète !!!! ce chien c’est l’âme du village,, normal qu’il se l’approprie !!!!

  2. Quelle description! On s’y voit dans ce village et on sent même la chaleur écrasante du soleil. Quant au chien, je viens de lui faire un gratouillis derrière l’oreille gauche. Il a aimé.

    • C’est un mélange de vrais souvenirs de vacances (et de la canicule du début du mois) et d’un peu de rêverie.
      Quant au chien, attention au sac à puces, comme dirait Monesille 🙂

  3. On se croirait au cœur d’un roman de Stephen King.
    Je me souviens de « Cujo »… Mais celui-là n’était pas aussi sympathique, c’est sûr.
    Le tien, tout poussiéreux soit-il, donnerait facile matière à un départ de texte rien qu’à lui prêter de telles dispositions.

    • Je n’avais pas pensé à Stephen King… peut-être un peu à Vialatte et ses petites sous-préfectures ensommeillées ?
      Quant à en faire un texte plus long, pourquoi pas ? Je le lirais avec plaisir. Qui s’y colle ? 🙂

      • Le chien placide :
        J’ai cru voir passer un gros dodo. Un dodu dodo, devrais-je plutôt dire, parce qu’il se dandine devant moi avec son appareil photo, clichant à gauche, cliché de droite. Mais qu’est-ce qu’ils ont comme énergie à perdre, ces gens de la ville. Moi, il m’a fatigué, déjà que…
        Si je lui sortais mon plan nuage à celui-là ? C’est vrai, au fond, ça fait vraiment trop longtemps que je n’ai pas joué un bon tout à un touriste. Faut dire, …
        Le chien jaune se gratte la tête.
        Le dernier est passé en 2001, quelle odyssée cette année là ! Il voulait une carte postale… Un chien flanqué d’un coq c’était presque les musiciens de Brême.
        Allez, Placide, concentre toi !
        Il se met debout, secoue son pelage fleur de soufre, cliquette des oreilles, (il est pucé) s’élève autour de lui un dense nuage de poussières miroitantes comme le mica.
        Le dodu dodo recule un peu, dandine à droite, puis à gauche, met les mains en visière et finalement décide de sourire.
        Il a l’air pluto sympa, se dit alors Placide.
        – Coucou le chien, moi c’est Muzau, albert Dominique Muzau. Les copains m’appellent Dodo, c’est mon côté feignant, j’aime dormir, mais toi, t’es tout seul ici ? Epy tu t’appelles comment mon vieux ?
        Placide remue tranquillement la queue, un nouveau nuage s’élève, les particules élémentaires, restées en suspension au dessus de leur tête dessinent comme une aura.
        J’m’appelle pas, du Muzau, quand on a besoin de moi on vient me chercher pensa le chien maintenant presque réveillé.
        Bien reçu, dit le dodo dandinard.
        C’est qu’un dodo dodu dandinard pas dandy pour un sou, ça surprend toujours un peu.
        Pof ! Le Placide, ébaubi, en laisse tomber son aura.
        Morale de l’histoire, n’est pas le dindon qui veut. Le dodo de la farce n’était pas aussi dormeur qu’il voulait bien le laisser croire au dindon chien Placide farceur croyant commander aux éléments.
        – Viens mon toutou !
        C’est comme ça que Placide et Muzau firent ami-ami à Miami.
        Fin

  4. ça coule, c’est rythmé-rythmé-rythmé, les idées sont belles… une écriture intelligente à mes yeux, et dans l’amour de la langue…

    • Merci Anne ; Le village est imaginaire, mais j’ai vraiment rencontré le gros chien jaune (deux fois). En revanche, je ne suis pas resté assez longtemps pour voir s’il pouvait faire pleuvoir…

  5. Je suis d’accords avec les commentaires déjà postés.
    Très beau texte, qui donne chaud, soif, et gratte la gorge (à cause de la poussière).
    Ce village déserté, où règne un gros chien soleil pourrait être le début d’une nouvelle histoire.

    • Merci Milton ; je n’ai pas vraiment pensé à une histoire, plutôt à une carte postale, une illustration. Mais si quelqu’un veut raconter la suite, avec plaisir !

    • Sac à puces, certainement !
      il tolère les lézards, les piafs, les chats et le narrateur… pourquoi pas quelques puces en plus ? ça s’appelle l’hospitalité !
      🙂

    • Loool ! Puces savantes ? Pussent-elles ne pas trop le dévorer de leurs piqûres !
      Visiblement il pousse l’hospitalité jusqu’à les héberger, c’est vraiment un chien d’exception…

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