Cher journal,
Loin de la société frivole, dans la solitude de ma soupente, je peux me confier à toi : à mon profond déplaisir, mes poèmes zoologiques n’ont pas reçu l’accueil que j’escomptais. La censure fusille mes tentatives pour mériter le baiser des Muses ! C’est effrayant : en 1834, il faut être classique ou romantique pour être admis parmi les gens de lettres, décidément allergiques aux velléités de laisser gambader un tamanoir sur le Parnasse.
Que faire ? Faut-il insister, espérer, ou en rabattre ? Devrais-je reconsidérer mon projet et chercher à devenir l’Hölderlïn du pangolin, le Byron du héron, le Tristan L’Hermite du Bernard du même nom ? Ou bien renoncer et devenir notaire, contrôleur de l’octroi, banqueroutier ?
Tiens, on frappe. A cette heure ?
…
Quelle soirée ! Je jette ces lignes avant de plonger dans le sommeil ; je viens d’avoir la visite la plus surprenante qui soit ! Une grosse peluche en forme de sanglier noir et blanc, avec une tête de faon et une drôle d’espèce de petite trompe, et qui m’a saluée fort poliment par mes noms et qualités !
« Croyez que je suis confus de me présenter moi-même, mais je crains que nous n’ayons pas d’ami commun.
Reprenant mes esprits – se trouver ainsi nez-à-trompe avec pareille bête à pareille heure !-, j’ai balbutié :
– Pardonnez-moi, je n’ai pas bien entendu votre nom…
– C’est normal, je ne l’ai pas dit ; mais lequel ferait l’affaire ? Chez moi, on m’appelle Kuda Ayer ; les Néerlandais m’ont nommé Couda Aijeer Paard ; mais je crois qu’ici Tapirus Indicus conviendrait mieux.
– Tapirus indicus ? Un tapir d’Inde ? Je pensais, d’après Cuvier, qu’il n’y avait de tapir qu’en Amérique !
– Oui, le Maïpouri, mon cousin d’Amérique… Moi, je viens de Malaisie ; et vous êtes tout excusé, il n’y a pas si longtemps que vos savants m’ont découverts. »
Bref, il me raconte l’histoire suivante : les premiers Européens à l’avoir aperçu – un officier anglais, Wahlfeldt, vers 1772, et Marsden, secrétaire de la résidence de Benkoelen douze ans après – l’auraient confondu avec un hippopotame. En 1809, sur la foi de dents rapportées des Moluques, c’est Cuvier lui-même qui le prend pour un dugong ou une vache marine ! Ce n’est que vers 1819 que cesse le quiproquo, lorsque Pierre-Médard Diard, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, visite la ménagerie du gouverneur général de l’Inde à Barakpoor et y rencontre notre tapir, qu’il range enfin dans la classe des mammifères, l’ordre des périssodactyles, la famille des tapiridés et le baptise en latin : tapirus indicus !
« D’accord, mais ça n’explique pas votre présence chez moi.
– Mais si, bien sûr ! Vous comprendrez ce que ce demi-siècle de quiproquos taxonomiques a de vexant – songeant aux bassesses des coteries hugolâtres des salons parisiens, j’opine du bonnet – ; c’est pourquoi j’ai quitté Sumatra à bord du Mélayo, capitaine Salaun, de Nantes. Bon vent bonne brise, le voyage s’est bien passé. Arrivé quai de la Fosse, ce brave flibustier a voulu me vendre au muséum ! Ni une ni deux, je fausse compagnie à ce marchand de tapir, et me voilà.
– Mais c’est imprudent ! On va vous rechercher, et que dira-t-on quand on vous trouvera chez moi ?
– Rassurez-vous, on me croit mort ; je crains que le capitaine n’ait plus à négocier que quelques os de gigot subtilisés dans la cambuse du Mélayo et glissés dans ma soue.
– Mais pourquoi venir chez moi ?
– En mer, j’ai découvert votre poésie zoologique dans la bibliothèque de bord, et je me suis dit : voilà mon homme !
Flatté, je murmure :
– Vous voudriez que je renonce au tamanoir pour chanter la gloire du tapir indien ? Pourquoi pas ? Et je commence à compiler des rimes en ire.
– Je ne suis pas ici pour des rimes, je suis venu voir ces messieurs du muséum. En fait, depuis le temps que je vois passer des explorateurs au large des côtes de Sumatra et que je lis leurs inventions dans le Journal des savants, je désire prendre pour sujet d’étude quelques specimens représentatifs de l’espèce ! Songez bien qu’il s’agirait d’une œuvre scientifique sans précédent : la première étude savante portant sur des savants ! J’ajoute que la société d’étude anthropologique animale de Sumatra m’a déjà passé commande d’un cycle de conférences. Vous me seriez d’une grande aide pour la rédaction du compte-rendu : les observations, ça va, mais écrire, avec mes grosses pattes à quatre doigts… »
Cette envolée me laisse coi. Le soir même où je renonce à la lyre, voilà que ce tapir d’Orient me propose de devenir le Linné des Buffon, le Lamarck des Cuvier ! Après un silence, Kuda Ayer change de sujet et exprime l’envie d’en savoir plus sur les journées de Juin, la monarchie de Juillet, la crise grecque ; puis il me questionne sur les danses de salon, la valse, la polka, sur le tout nouveau tramway de New York ; m’interroge sur l’amour et les folles nuits parisiennes ! Nous partageons les victuailles qu’abrite mon garde-manger : gâteau au chocolat, prunes, vin paillé, petits pois composent un menu compatible avec le régime végétarien de mon hôte qui, gourmand, manie avec efficacité une fourchette-cuillère-couteau de voyage empruntée au vaisselier du Mélayo.
Une fois achevé l’éphémère banquet, nous faisons des jeux, calembours, devinettes, charades :
« Que devient une chorale de tapirs qui oublie la mélodie ?
– Un tapis ! (des tapirs sans mélodie, donc sans air, donc sans R. »
Dans les volutes des cigares, son œil étincelle, sa voix vibre. Quel bon compagnon, ce tapir !
…
L’aube point à la lucarne comme je finis de noter le récit de cette nuit incroyable. Avant de s’endormir, paisible, sur le sofa qui plie sous son poids, Kuda m’a promis pour tout à l’heure une surprise et une anagramme.
…
Au réveil, mes économies ont disparu, ainsi que mes livres rares, mes chandeliers, mon meilleur pardessus, mes camées et mes émaux, ma canne d’ivoire et deux épingles de cravates ! Voilà pour la surprise ! Quant à l’anagramme, je l’ai trouvé crayonnée d’une patte grossière à même le bois de la porte :
tapir ? parti !
* * *
Journal de voyage scientifique rédigé à l’invitation de Tu dines ce soir, qui propose un voyage en quatre étapes, ainsi que pour les 43e plumes d’Asphodèle.
Pour en savoir plus sur (l’authentique) tapirus indicus, sa (véridique) difficile identification par la science européenne et son (vrai) premier voyage en France, on consultera avec profit le site de l‘Institut virtuel de cryptozoologie, le premier tome de la Zoologie classique de Félix-Archimède Pouchet, de 1841 et le Magasin pittoresque de 1834.
L’image d’en-tête provient de la galerie Flickr de la British Library. Elle est issue des Hastings albums et représente un tapir envoyé de Bengkulu à Calcutta en 1816, assez probablement celui que rencontre Pierre-Médard Diard trois ans plus tard.
Le tapir sur son tapis parti
le poète, il le dit, reste coi
le tamanoir en son manoir
n’a pas l’heur de plaire au gotha
Montparnasse ou Sumatra
qu’importe où, quand, et quoi
quand la culture se noie
dans un gâteau au chocolat !
……..
Le flambeau de la zoopoésie tamanoirotpiresque n’est pas éteint !
🙂
il le manquerait plus que ça !!! 🙂
un tapir bien voleur
Certes, mais pas un tapir violent : c’est déjà ça.
Wahoo ! Un billet savant, félicitations 😉 Bonne fin de semaine à vous !
Merci Thiebault ; bonne fin de dimanche à vous
🙂
Géniale cette histoire de Tapir.
Jusqu’au bout je me suis demandée ce qui allait se passer.
Les personnages, les lieux, l’ambiance générale… Tout me plait.
Bravo et encore une fois merci cher Dodo.
Merci Milton ; moi aussi je me suis longtemps demandé ce qui allait se passer : pour une fois, je ne connaissais pas la fin.
🙂
tu as eu chaud, imagine qu’il soit resté ? Rappelle-toi monsieur Cousin et son boa ! Gros-câlin…
Ah tu as bien fait de nous dévoiler la longue et belle (quoiqu’il en pense) de ce tapir hors du commun. Je ne la connaissais pas et je comprends très bien qu’il ait été ronchon de voir que nous étions plusieurs dans ce cas. Tapirus indicus aura désormais une place de choix dans ma mémoire. Surtout ne lui dis pas que ma mémoire n’est plus ce qu’elle a été ! 😀
Mariejo, je n’ai pas lu Gros-Câlin 😦 un livre de plus à mettre dans la pile 🙂
Mais je suis content que les aventures de Cuda Ayer t’aient plu ;
Un tapir parti en catimini, très vilaine manie. 🙂
🙂
J’aime beaucoup l’histoire de ce tapir, bravo 🙂
Merci Isabelle,
je me suis bien amusé à la raconter !
Quelle érudition en plus de ton talent de conteur ! Ce Tapirus Indélicatus m’a charmée ! Il fallait être Jean de la Fontaine pour percer dans la poésie animalière ! Tu le dépasses d’une tête ! Ne jamais se fier à un tapir qui cherche à vous attendrir et l’envoyer prendre le premier tramway !!! Warf ! Bravo l’artiste, c’est du grand art… 😉
Asphdèle, merci pour le joli « Tapirus Indélicatus »
🙂
Voilà un tapir qui n’avait pas ses quatre pattes dans la poche, oh le vilain !
C’est certainement par manque de poche : un tapir, même d’Inde, même vilain, n’est pas un marsupial
🙂
Un T A P I R P A R T I qui, si tu y avais pris garde t’avait annoncé qu’il « P A R T I R A I T »
En effet, le naïf zoopoète n’était pas doué en anagramme, sinon il aurait eu le mot de la fin !
Je n’imaginais pas lire un texte avec un jargon aussi éclectique sur les animaux qui se baladent à Paris et qui rendent visite aux aux poètes zoologiques, histoire d’échapper à leurs poursuivants. Beau conte sur un tapir à Paris.
Merci Bizak !
je n’imaginais pas non plus écrire cette histoire là quand les mots des Plumes sont arrivés.
Je suis bluffée par ton récit aussi érudit que palpitant!
Merci ! Il y a même un petit quiproquo (scientifique) au milieu 🙂
hihi ! un tapir malin qui m’a ait rire .
Quelle culture !
Du tapir je ne savais rien mais un comble de mon fragile est rempli.
Et quel anagramme !
Désormais on dira « malin comme un tapir » ; involontairement, l’anagramme m’a donné le mot de la fin : il semble que tapir n’anagramme qu’une fois.
quand j’étais petite, je chantais
Pomme de reinette et pommetapi
tapi-tapir-rou-geuh
voilà!
🙂
Joli :))
Cuvier, Melville ou Darwin ? Un personnage qui a un dodo comme photo d »identité ne peut qu’être ces trois à la fois. Le texte le prouve !
La photo d’identité n’a pas été validée par photomaton(c) : Cuvier, Darwin et Melville sont donc hors de cause, mais je suis très flatté 🙂
Peut-on dire un « désinventaire » à la Prévert ?
Superbe histoire qui tient en haleine jusqu’à la fin le lecteur. Super
Merci, Réjanie ; un « désinventaire » à la Prévert ? hé, pourquoi pas 🙂
et c’est une jolie idée !
Il y a du Breton (André) dans l’air de ce tapir parti en tapinois retrouver un Bernard l’hermite assoupi !
Attention, Monesille, Nantes, où accoste Kuda le tapir, n’est pas un port breton
🙂
Ce texte est très drôle! Je me demandais vraiment ce qui allait se passer!
Belles recherches 🙂
Par contre, je ne suis pas très érudit.. il y plusieurs mots que je ne connais pas! Il va falloir passer par la case dictionnaire ^^
Merci Mélusine. Des fois, quand je rencontre des mots que je ne connais pas, je décide qu’ils ne sont pas si importants dans l’histoire et je les oublie aussitôt ; mais un petit tour dans le dictionnaire, c’est bien aussi 🙂
C’est mon côté très « scolaire » qui veut ça!
J’adore le début : « Cher journal… ». Cela fait délicieusement journal intime du XIXème siècle.
Merci Mo ; j’ai fait de mon mieux pour que l’époque soit posée dès le début. Si j’ai réussi, tant mieux 🙂
C’est bien le propre de l’escroc que de tapir ses réelles intentions sous le couvert du charme…
Certes ! Mais ce charmant tapir n’est pas un escroc : il a juste troqué une histoire contre une paire de chandeliers…
🙂
C’est vrai, on peut le voir comme ça aussi… Et un petit Liebster Award, ça te dit? (Je sais une patte dans l’encrier t’a déjà nominé, mais c’est juste histoire de mettre la pression 😀 )
Cher carnet, je vous nomine le tapir et toi pour le Leibster award parce que vous le valez bien…
https://1pattedanslencrier.wordpress.com/2015/04/28/tout-dabord-je-voudrais-remercier-mes-parents/
Merci ; le tapir est très flatté (et moi donc !)
Quelle imagination et quel humour ! Félicitations, ce texte est excellent ! J’ai passé un bon moment de lecture 🙂
Merci Val ; je suis heureux que cette histoire plaise (je me suis vraiment amusé à la raconter)
Au secours je crois que je deviens zozoo, l’autre jour j’ai vu des zèbres dans les rues de Bruxelles (j’habite à Bruxelles 😉
Ce soir vu à la télé , un homme qui court derrière un dromadaire en Amérique
Et maintenant voilà un tapir à Paris, pince moi dis-moi que je me trompe énormément 😉
Bravo et merci pour ce partage délirant.
Bises amicales.
Domi.
Des Zèbruxellois ? en effet, ça vaut bien un tapiraparis 🙂
Et moi qui croyaient les tapirs sentencieux. A part cela, on ne dira jamais assez de bien de Félix-Archimède Pouchet 🙂
C’est sûr que Félix-Archimède, ardent défenseur de la théorie de la génération spontanée, n’a eu que le tort de ne pas être d’accord avec Pasteur ; pas de chance 🙂 !
« Croyait »
🙂
Cela aurait pu faire une leçon de choses bien détaillée, une fable aussi, une réussite où je n’ai pas vu les mots passés
Merci Janick ; j’aime beaucoup les fables 🙂
J’imagine le plaisir que vous devez prendre à écrire tant vous offrez celui de vous lire.
Bon, certes il me manque quelques données pour tout saisir, mais je vais aller surfer pour récolter des embruns les quelques sels qui font défaut à mon esprit 🙂
Merci pour ce voyage inattendu qui lui ne manque pas d’esprit
Amicalement,
Zoé
fondamentalement égoïste, c’est vrai que j’aime beaucoup écrire.
🙂
Ha, ha, ha ! ‘xcellent !
Dommage pour les vids cramées, cela dit.
Et sinon, tu connais « L’éléphant de Paris », de Paul-Jean Toulet ?
Sinon, viens voir ; un régal !
« Ah, cure n’ont ceux qui n’ont plus que l’aube » !
ref : Curnonsky, gastronome réputé de l’époque, haï par les « marginaux » pour ce qu’il représentait de la bourgeoisie « orgiaque et boueuse ! ».
https://www.poetica.fr/poeme-1012/paul-jean-toulet-elephant-de-paris/
je ne connaissais pas. C’est génial 🙂
Ah, Curnonsky…
Curnonsky était un gastronome réputé, en vogue, tsa tsa…
Mais il faut entendre ;
« Ah ! Cure n’ont ceux qui n’ont plus que l’aube »…
Cure des bourgeois contentements qui roupillent et ronflent à cette heure, tandis que tous les noctambules, devant aucun plaisir, jamais ne reculent !🏴☠