La dernière carte (postale)

Bubulle,
Quand tu trouveras cette carte postale, je serai parti.

Je sais ce que tu vas penser :  « une carte postale pour annoncer un départ ? » ; tu sais bien que je ne suis pas doué pour les discussions houleuses. Et puis aurais-tu préféré que j’appose des affiches ?
Je t’ai souvent parlé de mes rêves de voyage, même si tu ne t’en rappelles évidemment pas – comme à l’accoutumée. Alors, oui, j’ai pris cette décision seul ; fallait-il organiser un référendum ?
Je pars. Un vrai voyage, pas une promenade au parc à thème : faire un tour entre le récif en fausse pierre et l’épave en plastique ne me suffit plus.
Je ne peux pas croire que le monde se résume à ça.

Je pars donc. Chaque coup de nageoire me promet des surprises nouvelles. Je veux m’approcher des limites du monde connu, toucher aux confins et  voir de plus près ces visions fugitives qui défilent devant nos yeux myopes, comme filtrées par le verre déformant d’un grand bocal qui les enfermerait toutes. Ce foulard posé sur un dossier de chaise, bientôt remplacé par un livre au titre terrifiant – Exploitation raisonnée de la  pisciculture domestique – si long qu’à peine déchiffré, il est heureusement chassé par la vue paisible de tongs qui se prélassent sur le tapis… ;  et enfin ces grandes ombres pales et floues qui se penchent vers nous avant chaque pluie de daphnies séchées – est-ce que ces choses entraperçues et aussitôt disparues existent vraiment ?

Est-ce notre seule volonté qui crée le monde ? Si c’est le cas, que deviennent ces visions quand nous regardons ailleurs ? Ces fantasmagories sont-elles plus que l’écume de nos rêves ? Et si ce sont des fantômes, dans quel au-delà disparaissent-ils tous quand nous ne les voyons plus ?

Voilà ce que je veux découvrir.

Peut-être reviendrais-je, surtout si, comme on le dit, notre bocal est rond comme une bulle. Mais je ne te promets pas de rapporter des souvenirs. Comment ferais-je, d’ailleurs, alors que chaque seconde qui passe – chaque battement de nageoire – purge notre pauvre mémoire de poisson rouge de la moindre bribe de souvenir ?

signé : Bubulle

ps : quand tu trouveras cette carte postale, tu comprendras qu’en fait, elle m’est destinée : je l’écris pour qu’à mon retour de voyage, elle me rappelle pourquoi je suis parti.
B.

* * *

Carte postale écrite à l’invitation de Tu dines ce soir, qui propose un voyage en quatre étapes. Pour cette première étape, il fallait employer quatre mots (apposé, accoutumée, référendum, exploitation) et quelques objets de voyage (dans la liste de dix possibles, j’ai choisi le foulard et les tongs).

et proposé en avril 2015 au #10 du mois (petit poisson) d’Egalimère.

29 commentaires

  1. De l’influence de la mémoire relativement restreinte sur la forme physique, le tout conceptualisé par un poisson rouge ! Je dirais, en tant qu’observateur, que j’en ai pris plein la vue et que finalement, c’est l’observateur qui est sous l’influence de l’observé 🙂
    Il est terriblement touchant…
    Chapeau ! et merci

  2. Quel tour (de bocal ) de force : s’écrire à soi même 🙂
    Bravo à bubulle et à toi 🙂
    Donne nous de tes nouvelles de ce tour de piste 🙂

  3. Cher Bubulle je suis bien content d’apprendre que tu as maintenant une conscience de toi-même, car cela a provoqué ton départ, insatisfait que tu fus de ton monde limité. C’est une bonne chose. Je pense te rejoindre assez rapidement. »
    Signé : Titi le chat

  4. A quand les mémoires d’un Fish Stick, je demande … 🙂

    Just another goldfish … ( y’a le poisson à 007 secondes de mémoire le Goldfishger … bon je pars en voyage, cette touche d’humour sera vite oubliée, bloub)

  5. Tiens, ton Bubulle m’en rappelle un autre. Celui que nous avions acheté à notre fils qui réclamait un chien ! Bubulle a eu une vie brève, mon fiston ayant eu la bonne idée de laver le bocal avec le produit vaisselle. Bonne initiative de ce petit bout de chou, mais il avait juste oublié d’enlever Bubulle du bocal. Où l’aurait-il mis ? Quand je l’ai entendu me dire que Bubulle ne nageait que sur le dos et simplement quand il le poussait avec le doigt, mon sang n’a fait qu’un tour (j’adore cette expression ! ) Bubulle a eu un enterrement première classe. Couché entre deux morceaux de ouate, dans une boite d’allumettes et mis en terre dans un parterre de fleurs. Il y a de cela 39 ans et une magnifique azalée fleurit ce coin de jardin…Xavier habite encore dans cette maison et a raconté l’histoire à son fiston. À moins que ce ne soit moi qui ait vendu la mèche ?
    Bon, je parle, je parle, j’ai autre chose à faire… je vais aller nager dans d’autres eaux, les cartes postales des amis m’attendent.

  6. Un poisson rouge qui se mord la queue ? Vlà autre chose ! J’espère qu’il ne s’est pas échoué sur le tapis le pauvre !

  7. Il me semble bien qu’Avril, mon poisson rouge, est parti en voyage avec Bubulle… C’est Blackcat qui leur sert de monture 😀

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