En attendant Alice

– 1 –

« Alors, quoi de neuf ? dit Quoi-de-Neuf en passant la porte de la librairie.
– Je te raconterais, tu ne me croirais pas, répond Raconte-Encore qui émerge de la réserve.
– Dis toujours.
– Hé bien voilà : tout à l’heure, je préparais le programme de la rentrée de l’automne prochain –on n’est jamais trop en avance – sans grande conviction ; il faut dire qu’avec cette chaleur, cette douceur dans l’air qui pousse à la paresse et à l’introspection vaporeuse… je me rappelle même qu’en feuilletant un livre – ce que je ne fais jamais : est-ce qu’un fromager grignote ses fromages ? – je me suis dit : « A quoi peut bien servir un livre où il n’y a ni image ni dialogue ? »
Soudain, j’entends, venue de derrière une pile d’invendus, une petite voix qui dit : « Grand dieu, je vais être en retard » ! Je déplace les cartons et voilà une petite porte que je n’avais jamais vue. Je clenche, la porte s’ouvre, et je me retrouve dans la boutique d’à côté, celle du chapelier ! Celui-ci, une tasse à thé à la main, regarde sa montre d’un air inquiet. Sans même me saluer, il me demande :
– Quel jour sommes-nous ?
– Vendredi 13 mars.
– Elle retarde de deux jours ! murmure-t-il en soupirant. Il se tourne vers son voisin de table d’un air furieux et ajoute : Je t’avais bien dit que le beurre ne conviendrait pas pour graisser les rouages.
– C’est le meilleur beurre que j’ai pu trouver, répond l’autre. Là, je reconnais le Lièvre de Mars, assis à côté d’un Loir plongé sous un édredon et dans un profond sommeil ! Et vlan, le Lièvre renverse sa tasse de thé sur le Loir, qui, sans même se réveiller, marmotte « Tu te vois quand tu bois ? Il y a loin de la coupe au lièvre ». Et le lièvre répond :
– Je vois ce que je bois n’est pas du tout la même chose que je bois ce que je vois.

Quoi-de-Neuf interrompt Raconte-Encore :
– Attends, tu veux dire que ton voisin, c’est le Chapelier de Lewis Carroll ? Alors, tu as pris le thé avec Alice ? »

– 2 –

– Un peu de patience, c’est moi qui raconte. Je continue : par politesse, je demande au Chapelier :
– Votre montre indique le jour qu’il est ? Il me rétorque d’un ton rogue :
– Et alors, la vôtre donne-t-elle l’année ? Et qui êtes vous ?
– Je suis votre voisin, je vends des lièvres. Pardon, des livres.
– Alors vous allez peut-être pouvoir nous dire quand cette Alice doit arriver ? Nous n’attendons plus qu’elle pour commencer. Le lapin blanc avait dit qu’elle serait là pour le thé.
– Le mois dernier, il nous l’avait annoncé pour la Saint-Valentin, reprend le Lièvre.
– Mais on prend le chemin des échos liés, on virevolte avec insouciance le long des ubacs, on déserte le récit ! Voilà bien les personnages principaux ! Ils se prennent pour le centre de l’univers ! Et si elle ne venait jamais ? Moi, j’en ai plus qu’assez de l’attendre en buvant du thé ! J’ai des chapeaux à chapeauter d’urgence. Et que va dire la Reine ? Et la Cigogne ? Et le Bernard-l’hermite ?

Là, j’interromps le Chapelier :
– Permettez ? Une Cigogne ? Un Bernard-l’hermite ? Vous devez faire erreur, il n’y en a aucun dans le livre de Monsieur Carroll…
– Vous n’en savez rien ! Vous ne connaissez les histoires qu’une fois imprimées, gros malin ! Et si le Bernard-l’hermite et la Cigogne sont partis à tire-d’aile avant la première édition, ils ont bien raison ! On ne va pas attendre mademoiselle cent cinquante ans !

Puis le Lièvre, le Chapelier et le Loir m’attrapent – comme si j’étais aussi léger qu’une plume – et me plongent dans la théière ! Et alors, j’ai entendu la sonnette de la librairie et me voilà.

Quoi-de-Neuf dit alors :
– Mon pauvre Raconte-Encore, ce que tu racontes n’a aucun sens, même si c’est grammaticalement correct. Tu te rappelles que la boutique d’à côté est fermée depuis le printemps dernier ?
– Oui, et aussi qu’on célèbrera cet automne le cent-cinquantenaire de la première édition d’Alice.
– Si tu veux tenir jusque là, tu devrais te distraire ; accompagne-moi tout à l’heure au Flamand-Rose, nous jouerons au croquet. Mais d’abord, fais-moi le plaisir de poser cette théière et cette cuillère.»

* * *

Texte écrit pour le jeu de l‘écho de mars et les 42e Plumes d’Asphodèle.

Précisons qu’outre ses personnages, il emprunte plusieurs phrases à Lewis Carroll, notamment au septième chapitre d’Alice au pays des Merveilles.

Raconte-Encore et sa librairie sont aussi par ici et par là

47 commentaires

  1. Bien inspiré dis donc ! T’en as dans le chapeau … on te lira jusqu’à l’Alice.

  2. Ces personnages qui fuient leurs auteurs, ces personnages qui ratent des rendez-vous importants, ils ont vraiment pénibles ! Dur, dur d’être auteur dans ces conditions.
    J’aime beaucoup les aventures de ton libraire si particulier !

    • Tu as raison, les personnages sont parfois capricieux ; mais les auteurs n’y sont peut-être pas pour rien… tiens, ça sera peut-être le sujet d’une prochaine aventure de Raconte-Encore, un jour ou l’autre ? 🙂

    • J’ai suivi la tradition du premier agenda ironique, ou j’étais en « hors concours » ; et puis ça m’évitera la tentation de « bourrer les urnes » 🙂
      et merci pour le chapeau !

  3. je me demande tout de même ce qu’il y avait dans la théière ??? hihi, qu’est ce que j’ai ri « est-ce qu’un fromager grignote ses fromages ? »

  4. Je suis dans la panade ! 😥 Je serai en retard, pas le choix ! En attendant je me suis régalée avec ton texte, j’ai retrouvé le « conteur » !!! J’aime ces deux personnages (Raconte-encore et…) Mais alors je ne m’aventurerais pas à prendre le thé avec eux, boops, ce sera un cognac pour moi (au moins ça pour exorciser ^^) !!!

  5. Tu me touches, car Alice est un de mes livres préférés.
    Et tu ne dépares pas le style de Lewis Caroll.
    Bises célestes
    ¸¸.•*¨*• ☆

    • Merci Célestine ; pour le style, j’ai soigneusement relu Alice avant de me lancer (et j’ai même « emprunté » une demi douzaine de phrases à Lewis Carroll)

  6. Coucou 🙂
    Quel brio …

     » Il y a loin de la coupe au lièvre » et le  » chemin des échos liés » sont tout simplement géniaux

    Bravo pour cet écho 🙂

    • Les échos liés et le Lièvre de Mars étaient mon cahier des charges minimum pour suivre la consigne du jeu de mars ; l’influence de Carroll a fait le reste 🙂

    • le secret du beurre ? il faut prendre « le meilleur qu’on puisse trouver » 🙂
      mais il semble que ça ne marche pas toujours.
      merci pour l’Alice de monsieur Eddy.

  7. Dur dur d’être le 44e commentaire, un peu comme les colombes qui sortent du chapeau quand tout le monde attend le lapin…euh, non, Alice!
    J’adore ton trait de plume d’oiseau de mars.

  8. C’est chouette ce voyage dans le temps entre deux portes, mais pourquoi le chapelier fait-il salon de thé ? a-t-il plus d’un tour dans son chapeau ? à te lire j’ai beaucoup aimé retomber en enfance, merci

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