Par un miracle que je ne m’explique toujours pas, nous sortons de notre sidération exactement un jour et une nuit plus tard, soit au beau milieu de la mille-et-quinzième nuit depuis que Shéhérazade a commencé à narrer ses contes. Ce mille-et-quinzième jour s’est écoulé pour nous comme entre parenthèses !
En ouvrant les yeux, le sultan et moi découvrons une scène fabuleuse : pendant notre absence, la ruelle sinueuse et vide qui longe le mur du jardin du palais s’est remplie d’une foule qui s’amoncelle derrière le groupe des frères du barbier. Stupéfait, le sultan reconnait les silhouettes des quarante voleurs, de Simbad le marin, de Marouf le savetier, d’Aladin, d’Ali Baba, de la princesse kazakhe – enfin échappée de la barbe du vizir ? -, du vaillant petit tailleur, du prince du Royaume-dans-le-ciel – sans compter deux paons, mais peut-être ceux là se sont-ils seulement échappé de l’enclos du jardin du palais -, et enfin, vous l’aviez deviné, celles des centaines de personnages des histoires que Shéhérazade lui a patiemment conté pendant mille et une nuits.
Schahriar suffoque, et moi aussi ; chacun pour des raisons différentes ! Il ne s’agit plus d’écrire les aventures de quatre importuns, mais d’un recueil de centaines de contes contenant les histoires d’innombrables personnages ! Pour le sultan, cela veut dire, selon qu’il choisira papyrus, parchemin ou papier, qu’il faudra raser des marais entiers, exterminer des troupeaux complets, hacher menu de grandes forêts, sans parler des tonneaux d’encre et des boisseaux de plumes et de calames ! Malgré ses richesses proverbiales, son trésor va subir une sacrée ponction…
Et moi, je me dis qu’il va y falloir une vie entière de copiste – mon rêve – ! Mais il faudrait d’abord savoir écrire correctement : je prends conscience avec douleur que mes illisibles pattes de mouche bancales ne sont pas dignes d’écrire une telle histoire ; d’un coup, me prend un regret des heures de classe passées à tremper des mouches dans l’encrier… Mais pourquoi n’ai-je pas écouté sagement, étudié avec ténacité ? Alors, ma vie pourrait prendre un autre tour.
Et puis avant d’écrire, il faut recueillir toutes ces histoires… combien de nuits faudra-t-il pour cela ? D’autant que, pendant la mille-et-sixième nuit, l’un des frères (Al-Fakik ? Al-Haddar ? Shakashik ? Bacbouc ? qu’importe !) a dit qu’ils n’avaient que peu de nuits pour convaincre le sultan, et qu’ils disparaitraient à l’aube de la nuit de la nouvelle lune, qui les renverrait dans les limbes des rêves. Et si c’était justement l’aube de cette nuit ! Et s’ils partent tous en me laissant sans un mot à écrire ?
De son côté, le sultan a fait le même calcul et observe que le ciel sans nuage est bien noir ; allez, un peu de sang-froid, il ne s’agit que de les faire patienter assez longtemps et il sera tiré d’affaire. Après tout, qu’ils disparaissent sous la couverture d’un livre ou dans les limbes de l’oubli, du moment qu’il en est débarrassé ! Redressant son turban, il prend la parole d’une voix qui s’affermit de parole en parole :
« J’ai donné l’ordre que le livre soit promptement écrit, et il le sera ! Mais, bien chers princes, génies, sages, tailleurs, âniers, pêcheurs, savetiers, paons, et vous tous et toutes – et pour gagner encore du temps, il décline les noms, qualités et titres de tous les personnages dont il se rappelle pour les saluer les uns après les autres -, héros de contes, je vous en prie, dites-moi encore comment je peux vous faire patienter agréablement pendant que s’écrira le livre qui vous gardera dans la mémoire des hommes ?
tout en parlant très lentement pour gagner encore quelques instants, il jette un coup d’œil par-dessus le mur d’enceinte ; les étoiles scintillent de plus en plus faiblement, le ciel s’éclaircit et prend une teinte d’aquarelle. Bientôt, le soleil va prendre son envol et déchirer le voile de la nuit ; alors, l’appel du muezzin dispersera cette foule de fantômes.
Mais, à ce moment, une ombre traverse le ciel et l’oiseau Roc se pose sur le rempart. Ses ailes gigantesques ramènent la nuit sur Bagdad, le palais, le jardin, la poterne et la ruelle où nous nous trouvons. Sur son dos trônent Shéhérazade et sa sœur Dinarzade, bien légers fardeaux. Cette dernière glisse à terre prestement et dépose sur mon écritoire une pile de cahiers. Avec un sourire complice, elle me chuchote :
– Ne t’inquiète plus, ton livre est là : il te suffit de lire les cahiers et de les recopier ; mais applique-toi pour former les lettres ! Puis elle se fond dans la foule en emportant mon cœur, tandis que son rire tinte encore dans mes oreilles.
Puis, dans le silence revenu, la voix de Shéhérazade s’élève comme le chant du rossignol, avec juste une petite nuance de moquerie :
– Cher sultan, à l’ombre des ailes de l’oiseau Roc, nous aurons tout le temps d’attendre que ton scribe ait fini son œuvre. Tu te demandes comment nous distraire ? C’est bien simple mon prince : à ton tour. Raconte-nous une histoire. »
* * *
Que se passe-t-il quand une histoire est terminée et qu’on a refermé le livre ? Les personnages restent-ils figés dans leur dernière attitude, comme coincés entre les pages, attendant patiemment un nouveau lecteur pour rejouer leurs saynètes ? Continuent-ils tranquillement leurs petites aventures à l’abri des regards indiscrets ? Ou profitent-ils de l’absence des lecteurs et de l’auteur pour régler leur comptes entre eux ?
Alors qu’il espérait enfin dormir tout son saoul, Schahriar, le sultan des Mille-et-une-nuits est ainsi confronté, dès la 1002e nuit, aux revendications de personnages en rupture de conte qui viennent hanter ses nuits. Mais comment se débarrasser de personnages de fiction, surtout quand on commence à douter de la réalité et qu’un génie vengeur s’incruste dans vos rêves ? Après quatorze nuits et autant d’épisodes, les hasards du calendrier font que cette terrible histoire s’achève ce soir, croisant au passage les 40e Plumes et leur cortège de mots (aquarelle, bancal, conscience, cœur, déchirer, douleur, envol, fardeau, lire, malgré, parenthèse, pourquoi, regrets, résilience, rire, scintiller, symphonie, scène, sinueux, silence, temps, ténacité, tour, vie et vide).
Ajoutons que le livre copié par le scribe est ici ; pour les lecteurs qui trouvent mes descriptions trop succinctes et souhaitent un support en image, voici le Palais des mille-et-une-nuits de Georges Méliès, 16 minutes de magie qui datent de 1906 ; et pour ceux qui préfèrent le son, L’Ornithorynque nous propose d’écouter Shéhérazade et sa sœur chantées par Maxime Le Forestier.
Précisons enfin qu’aucun paon n’a été molesté durant ce feuilleton.
Me voilà (avant l’aube) !!! On peut l’intituler La vengeance de Schéhérazade ? Quelle chute et quel dommage que ce soit fini ! Je me suis vraiment régalée pendant quinze jours ! Je n’ai même pas rencontré un mot imposé, je les ai oubliés pendant ma lecture, c’est dire… Le scribe amoureux, non ? Une série dérivée ? 😆 Et tous les contes qui se précipitent, ce devait être fantastique cette rue ! Il faut que je me calme maintenant… Je crois que je vais les copier et les imprimer… Merci mille fois ! 🙂
Merci !
pour les séries dérivées (le prince paon et la princesse Kasahke, le scribe amoureux….), il faut juste les imaginer 🙂
sinon, il y a des bonus de consolation à la fin….
Et je vais peut-être faire une version complète en .pdf ou autre pour faciliter la lecture 🙂
J’ai vu : Dinarzhade pour Val !!! Tu es adorable ! Les paons… et j’en passe ! 😉
Oui, pourquoi pas, le relire d’un seul jet m’enchanterais !
[…] Janick, Claudialucia, Martine27, Wens, Morgouille, Merquin, Modrone-Eeguab, Valentyne, Evalire, Carnets Paresseux. Sharon. […]
Coucou Carnetsparesseux 🙂
Quelle nuit de folie …
J’ai très bien vu le regard sidéré du sultan devant cette foule de fantômes 🙂
Bisessss
Décidément, tout le monde voit des détails qui ne sont pas écrits 🙂
Merci, Valentyne.
Ah ? Ce n’est pas le sultan qui dit : « , il jette un coup d’œil par-dessus le mur d’enceinte ; les étoiles scintillent de plus en plus faiblement, le ciel s’éclaircit et prend une teinte d’aquarelle. Bientôt, le soleil va prendre son envol et déchirer le voile de la nuit ; alors, l’appel du muezzin dispersera cette foule de fantômes. »
J’ai du mal interprété 🙂
Oui, la foule de fantômes, d’accord ; c’est le regard sidéré que je n’avais pas vu : il faisait nuit, et avec le turban et les sourcils froncés…..:)
C’était nuit de pleine lune dans ma version (lol)
bien tenté, mais dans le texte officiel la 1015e nuit c’est la nouvelle lune 🙂
belle fin!!!
Merci Adrienne ; et c’est la fin finale, contrairement à ce que j’annonce depuis deux jours… 🙂
Une fin en apothéose (et sans le mot « fin » tellement déprimant) !
C’est bien le moins que l’auteur pouvait nous offrir 🙂
Merci ! Merci beaucoup pour ces jolis moments drôles, tendres et plein de poésie.
Dans ce dernier épisode y’a même un vol de coeur et des promesses d’amour, une suite romanesque sous-entendue. Le scribe sans-nom et la belle Dinarzade écriront-ils de nouvelles aventures, mettront-ils au monde de nouveaux contes et rêveries ensemble ?
Tout est permis.
Tout est imaginable.
Tout est rêverie et c’est très bien comme ça.
Merci Marianne ;
en guise de fin, on peut relire les 1001 nuits …et imaginer d’autres suites !
Le bouquet final ! Cotelette d’agneau et gigot pour tout le monde ! 🙂 (j’ai pas lu tout tout, du coup je reviendrai )
Avec plaisir, la porte (de la poterne du jardin du palais…) est toujours ouverte 🙂
Quelle chute! Quelle fin! Voilà quelqu’un qui sait raconter une histoire!. J’en suis encore toute éblouie., merci…
Bonne soirée,
Mo
Merci Mo 😉
« Fin » … c’est un conte que tu tentes de nous faire avaler ça !!
Certes, son rideau de 3 lettres n’est pas tomber, sauf s’il revêt son habit de nuit, mais tout de même …
Me suis refait Ali Baba et les 40 voleurs la semaine dernière, gai à revoir, avec l’immense Fernandel, ça ne mange pas de pain
Bravo pour le croisement des 2 univers – les mots et les images , et merci pour les liens.
Si tu n’as pas le Le Forestier dont je faisais état il y a peu, je te le mettrai en lien si tu le souhaites.
Sinon, qu’ajouter …? Bonne nuit(s), peut-être.
Merci d’avoir suivi ces nuits ; et oui, je veux bien un lien vers Maxime Le Forestier.
Tu vas entendre, c’est surprenant. Je reviens.
Voila, clic droit et télécharger.
https://onedrive.live.com/redir?resid=BA16D03B4346BC45%2113073
Y’a même un bonus, mais je prépare un billet « histoires de femmes » , consacré au mMaxime, avec ou sans barbe.
Merci l’Ornithorynque, je rajouterais le lien dans le billet 🙂
Si tu veux !
AvanT d’éteindre l’ordi, je suis venue relire l’ultime épisode pour colorer ma nuit de rêves bariolés ! Il va falloir le mettre sur papier, c’est pas tout, ça ! 😆 Je ne dors pas avec mon ordi, avec un livre c’est faisable ! Merci de nous avoir enchantés…
Asphodèle, merci d’avoir suivi tous les épisodes.
Le texte va maintenant être relu,corrigé et décoquillé = avec une nuit par jour, j’en ai laissé passé des quantités !
Pas tant que ça les coquilles, normalement elles me sautent aux yeux, là je n’ai pas de souvenir ! En même temps, quand on est à fond dans l’histoire, on ne regarde pas trop… 😉 Pas comme sur le papier ! 😉
J’arrive juste à la fin. Bien sûr, cela me donne trèèèèèèèèèèèès envie de lire ce qui vient avant. La version complète m’irait bien. je préfère lire une longue histoire sur papier.
Merci Jacou, la version « papier » arrivera dans la semaine.
Et merci pour la version papier ! C’est le papyrus du Sultan ? Avec des fonds pris sur sa cassette ? 😀
Moi aussi je débarque à la fin… C’est si bien raconté!
Je reviendrai lire avec plaisir la version complète.
Emilie
Emilie, la version complète est déjà disponible (en remontant le fil « 1002e nuit) et la version intégrale (écran ou imprimable) sera là dans la semaine.
Merci de ta visite
Faisant un groupé de tes nuits, je n’ai pas encore lu les 3 précédentes, donc je reviendrai une fois que ce sera terminé, mais j’aime beaucoup ton conte
Merci Martine ; tu peux revenir quand tu voudras, l’histoire est vraiment terminée 🙂
Je suis preneur de la version papier aussi , c’est toujours intéressant de voir ça.
bravo bravo
Merci merci 🙂
Sa soeur, et son courtisan 😉 – merci pour le lien !
Ray bradbury pourait aider avec ses hommes-livres, non? Je vais courir pour lire les premiers épisodes – 1014, c’est bien ca? 😆 Ca va me redorer les souvenirs d’enfance, les moments des légendes et des contes.
faut vraiment que je relise Bradbury ; oui, y a 1014 épisodes, mais attention seuls les 14 derniers sont inédits 🙂
Merci de ton passage, merquin.
Absolument envoûtant ce texte des mille-quinzième et dernière nuit! Les mots tellement bien imaginés qu’ils font valser nos rêves. J’ai franchement aimé, et je ne m’attendais pas à ce quelqu’un puisse s’aventurer dans les sillons des autres anciennes mille et une nuit. Je trouve que ton emballement et tes émotions que je devine aisément, sont un ingrédient essentiel pour donner de tels jolis contes. Ne t’inquiètes si comme tu l’as dit : « me prend un regret des heures de classe passées à tremper des mouches dans l’encrier… Mais pourquoi n’ai-je pas écouté sagement, étudié avec ténacité ? Alors, ma vie pourrait prendre un autre tour ».Ne t’inquiète pas donc, » carnetsparesseux » dont je n’ai vu aucune paresse, car les lumières souvent émanent de notre coeur et de notre passion et non des heures passées en classe. Bonne journée
Merci Bizak ; désolé si je réponds un peu tard. Je me suis beaucoup amusé à me glisser à la suite des 1001 nuits. Il faut certainement une bonne dose d’inconscience pour se lancer dans un truc pareil !
Hé bien, il ne manque plus qu’à féliciter le scribe!
Merci ! je lui transmets dès qu’il ressort de son écritoire !
Bravo pour ce feuilleton, maintenant laissons ce scribe pas très doué recopier et il en a pour un moment !
Pas très doué le scribe ? il écrit juste comme il peut.. il devrait avoir fini de recopier dans les jours qui viennent… et merci pour le bravo 🙂
quel talent et quel souffle ! je n’ai pas pu tout lire, j’attends aussi la version compilée et en ordre
Merci Emma, le scribe a promis de rendre très bientôt une version compilée et corrigée 🙂