Le mille-et-douzième jour, le sultan ne me convoque qu’à la nuit. Si j’ai pu dormir un peu dans la matinée – mais pas assez à mon goût après la nuit blanche passée à l’attendre dans la poterne -, lui a visiblement dormi toute la journée, et il a l’air encore passablement ensommeillé et la barbe embrumée. Tandis que je me prosterne sur le tapis de la salle d’audience, je l’entends qui murmure d’une voix pâteuse :
« Et si je ne rêvais pas de lui, mais que c’était lui qui rêvait de moi ? Mais alors les rôles seraient inversés, et je pourrais menacer et terrifier ce maudit génie ! »
On dirait que sa confiture d’opium a été un peu trop efficace. D’ailleurs, trois pots vides traînent près du sofa du sultan. Malgré tout, l’audience débute assez bien. Le sultan me fait faire de savants calculs : sachant que les quatre frères du barbier sont quatre, ce qui veut dire quatre histoires ; qu’il convient de ne pas séparer une famille unie ; qu’il ne faut pas oublier que c’est le barbier qui, le premier, a raconté leurs histoires ; qu’il est donc plus prudent de le boucler dans le même livre ; que cela fait donc cinq histoires ; bref, sachant tout cela, combien d’encre et de papier faut-il prévoir pour le livre ? Car, décidément, le livre est la meilleure solution. Mais convient-il de le rédiger sur du fin papyrus, du solide parchemin, ou sur ce papier confisqué à un marchand chinois il y a quelques années ? Ce serait l’occasion d’en débarrasser les entrepôts royaux. Quoique, à y réfléchir, le papier est fragile et on ne sait pas ce que ça dure. Si le support tombait en poussière, l’encre des personnages des contes serait libre de filer et de noircir sa réputation. Non, à bien y penser, le papier, ça n’est peut-être pas ce qu’il faut pour un livre !
Bon, on verra plus tard. En tout cas, cinq histoires, cela ne devrait pas coûter trop d’encre ni de papier – ou de papyrus, ou de parchemin – surtout si on évite les illustrations et les enluminures. Et pour cela, pas de danger, si mon écriture est illisible, que dire de mes dessins !
Magie de l’écriture, mon récit est aussi bref que cette discussion est longue : le sultan somnole entre les phrases, revient en arrière, répète mes réponses et oublie ses questions, tous sauts du coq à l’âne que j’évite sur cette page.
Entre deux questions, le voilà qui fouille sous ses couvertures et en repêche un dernier pot clos. Il l’ouvre avec précaution, comme s’il s’attendait à en voir sortir un génie. Mais non, inspection faite, il s’agit bien de confiture de melon mêlé d’opium. De chaotique, la conversation devient elliptique : chaque cuillerée ralentit la diction de Schahriar ; à mesure que sa langue endormie confond les noms et les qualificatifs, suscitant d’improbables protagonistes, Al-Fakik-le-bossu, Shakashik-l’édenté, Bacbouc-le-sublime, Schahriar-le-paresseux ou Al-Haddar-au-bec-de-lièvre, mon esprit et ma plume suspendus à ses paroles alanguies peinent à suivre le cours cahotant des méandres ralentis de ses phrases absconses.
Et puis vient un moment où un silence de plus en plus consistant se substitue à ses bredouillis, suivi d’un lent ronflement rasséréné que le bref tintement du pot -vide – de confiture roulant sur le sol n’interrompt pas. Qui suis-je pour réveiller un sultan qui dort ? Personne. D’ailleurs, personne ne pourrait le sortir de ce sommeil d’opium. Même si le génie s’en donne à cœur-joie, grondant et menaçant au fil des rêve du sultan, il ne le réveillera pas cette nuit !
Et j’ai idée que si les quatre frères, quels que soient leur noms et surnoms vrais ou supposés, attendent dans la ruelle qui longe le mur du jardin du palais, près de la porte qui donne dans la poterne, ils peuvent attendre longtemps.
Quant à moi, j’enfouis mes notes dans ma besace, je ramasse mon écritoire, et, après une génuflexion toute symbolique, je franchis à reculons la porte de la salle d’audience. Cette nuit, pas question d’attendre l’aube !
* * *
Rhaaa il n’y a que toi pour nous dénicher de la confiture d’opium, zas ! Je vais en parler à la Faculté qui me soigne !!!
M’est avis qu’il est malin ce petit scribe … Mais quand même on sent la fin approcher, bouh ! Tu ne vas pas lui faire faire une OD au Sultan ? 😆
Une OD au Sultan ?
Hummm… Le Sultan divaguant à s’en noyer dans ses propres rêves ?…
Le génie serait obligé de voler à son secours. Voir même de le sauver pour ne pas périr avec lui. Ça pourrait faire un bel épisode…
Moi aussi j’aime bien ce petit scribe.
Je me demande ce qu’il va bien pouvoir faire de cette confiture de mots que lui a servit le Sultan gavé d’opium.
La réponse demain ?
Merci et encore bravo pour ces épisodes cher Dodo pas paresseux.
Non, pas de danger, je compte bien amener tous les personnages jusqu’au dernier épisode. je leur dois bien ça 🙂
je souris ce soir en réalisant que nous sommes au coeur de l’hiver et de ses nuits les plus longues… 😉
en été, au dessus du cercle polaire, on ferait des micro nouvelles 🙂
Bien trouvé la confiture d’opium! 😉
Merci !
En fait je pensais à la confiture de haschich chère à Baudelaire, mais je me suis trompé d’ingrédients.
Ce n’est pas grave, c’est tout aussi bon! Ihi 😉
Le parchemin est le plus solide, mais le plus cher. Et l’encre ?
Le sultan peut s’offrir le support qu’il préfère. Pour l’encre, je n’ai pas creusé la question 🙂
Nous attendrons l’aube, et puis plus loin …
Et, longtemps après l’aube, voici le soir qui arrive.. accompagné du prochain épisode 🙂
Tu fais durer le suspense, là…
patience, plus que 989 crépuscules, nuits et aubes…. 🙂
J’arrive trop tard : les pots de confitures sont vides 🙂
Bonne soirée …
Tu comptes faire intervenir les papis russes ? Et pourquoi pas les tontons flingueurs ?
des papis volants aussi?