La mille et onzième nuit

À la fin de l’après-midi du mille-et-onzième jour, Schahriar me convoque. Après m’avoir rapidement raconté l’affaire – et voilà pourquoi je suis au courant de ce qui précède – il m’ordonne de préparer mon écritoire et de le retrouver, la nuit prochaine, près de la poterne, afin de noter rapidement les faits et gestes des quatre frères sitôt qu’ils auront accepté sa proposition. D’abord interloqué – sans vantardise, je suis bien le pire cancre des élèves scribes du sultanat -, je comprends vite que ça n’est pas ma maîtrise du maniement du calame ou de la plume qui l’a fait me choisir, mais bien plutôt l’insignifiance de mon rang et de mes talents. La discrétion et le secret priment sur tout le reste, et mon absence passera inaperçue au sein du secrétariat du palais ; on peut même avancer qu’elle sera un soulagement pour mes camarades et mes maîtres. Et il va sans dire que pour le sultan, mes pattes de mouche maladroites conviennent aussi bien qu’une savante calligraphie pour un livre qui doit rester clos.

Alors que je sors à reculons – protocole oblige – de la salle d’audience du palais, j’entends encore le sultan dire : « Quant au génie, j’ai trouvé comment faire ; une cuillerée de confiture d’opium après manger me vaudra un peu de repos sans rêve. Et ensuite, à nous deux les quatre frères !»

À la nuit tombée, je file donc, mon écritoire sous le bras, attendre dans la poterne. Le temps passe lentement. Ah, quelle chance que le sultan m’ait choisi ! Voilà une trêve bien venue dans les listes de titulatures et de domaines que je copie tout les jours sous le contrôle acrimonieux du premier scribe. Mais quelle malchance que le sultan exige que je m’en tienne aux vies de ces quatre miséreux, alors que je pourrais raconter des histoires tellement plus intéressantes !

Après tout, si personne ne doit lire ce livre, qu’importe ce que j’écris dedans. Si j’osais… je pourrais faire sortir la princesse kazakhe de la barbe du vizir et puis lui imaginer une idylle avec le sultan ? Ou bien je pourrais m’arranger pour qu’un prince paon s’éprenne de Schéhérazade ou de Dinarzade et qu’ils s’enfuient sur un palais volant ? Et le sultan les poursuivrait en chevauchant les nuages. Non, car il ne pourrait pas laisser les quatre frères du barbier dans Bagdad. Alors, il faudrait qu’ils l’accompagnent ! Et son génie aussi !

Justement, parlons du génie… si je racontais que le sultan rêve toutes les nuits d’un jardin à Séville, où, dans un puits, se trouve un talisman qui fait fuir les génies ? Et que pour se débarrasser de son génie gênant, il décide, contre l’avis de ses conseils, de partir à Séville ? et qu’il part en grand secret… ça, cela ferait des histoires à raconter, même s’il faut les inventer ! Et puis imaginons qu’arrivé à Séville après bien des mésaventures, il trouve enfin le jardin et le puits de son rêve. Mais pas de talisman… Oui, ça en ferait des nuits et des nuits de contes et d’écriture, bien tranquille dans la poterne. À propos de poterne, le sultan est vraiment en retard. Bon, il a peut-être forcé sur l’opium. Ça n’est pas moi qui vais me risquer à le réveiller.

Donc, pas de talisman dans le puits du jardin de Séville. Mais imaginons que le sultan raconte son rêve au propriétaire du jardin, et que celui-ci, en souriant respectueusement, raconte à son tour que lui aussi, il rêve toutes les nuits d’un talisman anti-génie caché derrière la porte d’une poterne du mur du jardin d’un palais à Bagdad, mais que jamais il n’a eu l’idée saugrenue de faire le voyage pour vérifier ! Le sultan n’aurait plus – au prix de quelles aventures, voilà ce qu’il faudrait que je raconte ! – qu’à revenir trouver chez lui ce qu’il cherchait ailleurs.

Mais non, pas question que je fasse cela. Nous autres scribes, nous avons un code d’honneur… sinon, je pourrais raconter tellement de choses et faire durer ce récit tant de nuits que vous demanderiez grâce. Bon sang, à propos de nuit, voilà que l’aube point au dessus du rempart ! Et le sultan n’est pas venu ! Il faut remettre la rencontre avec les frères du barbier à demain.

* * *

Le premier épisode (la 1002e nuit) est là. Et la suite ? demain !

20 commentaires

  1. Ha j’attendais avec impatience ! Excellent, l’intrusion du scribe et comment arrive le coup de la clé ! Hi hi ! Je sais bien qu’il a falloir conclure mais tu es un conteur fantastique, tu sais rebondir ! 😆 Tu me préviens deux jours avant la « milledernière nuit  » ? Que je ne sois pas en manque et sous le choc !!! ^-^

      • La clé dans le puits… Bon d’accord l’histoire n’est pas complètement de toi mais quand même (l’histoire du puits s’entend) !!! 😆 Tu vas me faire pleurer… Ça me l’avait déjà fait à la fin des Mille et une nuits, je voulais que ça dure tout le temps !!! 😦 Je me prépare… 😉

        • D’accord, la clef de l’histoire du puits…c’est que la version de l’histoire du puits que je connais (celle qui n’est pas de moi), c’est pas une clef qui est cachée dans le puits.
          Et sinon, on va peut-être rajouter une nuit.

    • Merci ; je précise juste que le passage sur « le puits du jardin de Séville », soit disant inventé par le scribe est en fait un authentique conte à peine adapté.

      moralité : il faut se méfier des scribes quand ils prétendent inventer des histoires.

  2. Rhaa quelle bonne idée ! Le personnage du scribe qui nous laisse entrapercevoir toutes les merveilleuses histoires qu’il pourrait inventer. C’est pas du jeu ça. Il ne peut pas apparaitre puis disparaitre comme ça au cours de cette mille et onzième nuit.
    Faut lui laisser un peu de place à ce gratte papier insignifiant… ce petit rien du tout à l’imagination foisonnante.
    Lui laisser quelques nuits blanches pour colorer nos rêves.
    🙂

  3. Scribe brouillard (sic), et confiture d’Opium … où cela va-il mener … et dans la quantième nuit …

    je te conseille une chanson de Maxime le Forestier « Shéhérazade et ses soeurs » … ou comment faire oublier l’histoire 😉

  4. Quelle crise de rire, à lire ta réponse à mon comm (plus haut), je me suis dit qu’il y avait un malentendu ! Où ai-je été chercher cette histoire de clé, hein franchement ??? 😆 J’ai tout relu, tu ne parles jamais de clé ! Je me suis imaginé que le talisman était une clé ! 😀
    Je ne suis pas contre une nuit de plus !!! En conte, il va sans dire ! 😉

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