La mille et huitième nuit

Malgré la fatigue et la tension accumulées, la journée du sultan se déroule aussi normalement que possible. Les courtisans les plus scrupuleux ont bien observé qu’au cours de sa promenade dans le jardin, leur maître s’est montré étonnamment cérémonieux envers les paons du jardin. De même, pendant la séance du conseil, à une ou deux reprises, on a noté qu’il considérait avec une attention inaccoutumée la barbe du grand vizir. Et bien sûr, tous ont remarqué sa nouvelle lubie de boire du café noir, tasse après tasse.

Mais ils sont tous bien trop respectueux pour s’étonner que quoi que ce soit de la part du sultan. De plus, aucun n’oserait seulement imaginer que Schahriar fait assaut de politesse avec d’éventuels princes métamorphosés en paons ou avec une hypothétique princesse kazakhe prisonnière, où encore qu’il espère que le café le tiendra assez réveillé pour éviter de rencontrer un génie au détour d’un rêve. Les plus obséquieux d’entre eux songent simplement à s’incliner dorénavant plus bas devant la barbe de vizir, à considérer les paons du jardin avec plus de cérémonie et à acheter une cafetière.

Bref, le soir de la mille et huitième nuit arrive sans plus d’anicroche et le sultan peut enfin aller retrouver les quatre frères dans la poterne. Pendant la journée, il a bien réfléchi, et il a choisi l’homme qui convient pour garder la mémoire des récits des quatre frères. C’est un certain Omar-le-Muet, qui est aussi loquace que les carpes du grand bassin du jardin. Une fois les récits des quatre frères entrés dans son crâne épais, il y a peu de chance qu’on en entende de nouveau parler, ou qu’ils en ressortent pour protester. Ils apprendront ainsi ce qu’il en coûte de le traiter de paresseux ! Dans un moment, une fois que les frères auront accepté son offre  – et comment pourraient-ils la refuser ? – et il en sera débarrassé !

Une fois les quatre frères et le sultan installés et les salutations d’usage échangées, Bacbouc-le-bossu prend la parole :

« Merci de ta noble proposition d’hier, sultan. Ce serait un grand honneur pour nous d’être logés dans ton palais, à ta cour, abrité dans le crâne d’un de tes plus savants serviteurs. C’est évidemment beaucoup mieux que d’errer à travers la ville, à la merci des courants d’air. Mais si tu permets à un humble personnage de fantaisie de soulever une minuscule objection, le plus grand empire des hommes est du sable sous le pas du Tout-Puissant, loué soit-il, et cette ville est appelée à s’effacer de la surface du monde dès qu’Il le souhaitera. Et – n’y vois aucun sombre présage – si cette ville disparait, qui sait ce qu’il adviendra de ton palais, de ton savant et de sa mémoire ?

– Bacbouc, je te remercie de la franchise de ta langue – puisse-t-elle gonfler et t’étouffer, ajoute-t-il par-devers lui ; il va devoir être plus malin que ces frères de barbier ! Alors, afin la mémoire de ces récits ne soit pas confinée dans une seule tête ou dans un seul lieu, dès demain matin, quatre cavaliers partiront porter chacune de vos histoires dans quatre forteresses aux frontières de l’empire ; ainsi abritées dans des lieux aussi distants les uns des autres, elles seront à l’abri des coups du destin.

Ce qu’il garde pour lui, c’est qu’il compte bien qu’ainsi dispersés aux confins de son vaste empire, les quatre frères ne seront pas prêts de revenir l’importuner.

Shakashik au bec-de-lièvre dit à son tour :

« C’est une offre bien généreuse que tu fais à quatre miséreux, Sultan ; mais as-tu réfléchi aux dangers auxquels elle t’expose ? Car nos contes parleront de notre rencontre ; ils parleront de ton idée généreuse des cavaliers convoyant des contes aux confins de l’empire. Ainsi, ils parleront aussi de toi, à travers ton propre empire. Là, Shakashik fait une pause ; ni ses frères ni lui n’ont envie d’être séparés et exilés aux quatre coins du monde connu. Comment faire pour que le sultan se convainc que ce voyage n’est pas la bonne solution ? D’abord, gagner du temps.

– Voilà que cette nuit s’achève, sultan, et l’aube va venir. Il est temps pour nous de repartir et pour toi de remonter l’escalier. Salue les paons du jardin de notre part, et, quant aux dangers dont je te parle, songes-y tout le jour, et si tu ne trouves pas, n’aie crainte, je te les nommerai la nuit prochaine. »
* * *

Le premier épisode (la 1002e nuit) est là.

Le prochain sera ici, demain soir.

4 commentaires

  1. « Ils apprendront ainsi ce qu’il en coûte de le traiter de paresseux ! »

    Je ne t’appellerais plus jamais Paresseux , de peur des représailles 🙂
    Bonne journée Carnets 🙂

  2. Il n’a pas essayé le solipsisme, le sultan? S’il balance froidement aux personnages des contes : « je ne crois pas en vous! » , il va se passer quoi?

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