Toute la journée, ces quatre noms, Al-Fakik-l’édenté, Al-Haddar-le-paresseux, Shakashik-au-bec-de-lièvre et Bacbouc-le-bossu, tournent dans la tête du sultan. Et, quand, enfin, la nuit a étendu sa pelisse de panthère noire sur le monde des croyants, il n’arrive pas à s’endormir et cherche toujours où et quand il a entendu ces noms…
Est-ce au Divan ? Est-ce à la mosquée ? Est-ce dans les jardins ? Aux bains ? Au harem ? Non, là, il est bien certain que personne ne prononce d’autre nom d’homme que le sien. Est-ce à la chasse ? Décidément, un sultan doit faire face à beaucoup trop d’obligations ; il doit être disponible pour tout son peuple, pour les nobles, pour les muftis, pour les émirs, pour les marchands, pour les âniers, pour les derviches, et même pour les roumis… à force, cela fait trop de noms et trop de visages… comment se souvenir de tous ? Mais quand même, de ces quatre-là, il faut qu’il s’en souvienne. Ils ne perdent rien pour attendre. Ah, s’il avait la mémoire de sa belle Shéhérazade, qui nuit après nuit lui racontait de si belles histoires…
Mais voilà !
Voilà où il a entendu ces noms, Bacbouc-le-bossu, Shakashik-au-bec-de-lièvre, Al-Haddar-le-paresseux, Al-Fakik-l’édenté ! C’est dans une histoire racontée par Shéhérazade ! Le sultan est doublement rassuré : d’abord, parce qu’il a retrouvé l’origine des noms de ses comploteurs ; ce sont les frères du barbier de Bagdad, qui raconte leurs histoires ; ou, plus précisément, dont Shéhérazade lui a raconté l’histoire qui raconte leurs histoires ; et, si sa mémoire est bonne, très exactement entre la cent-soixante-et-unième nuit et la cent-quatre-vingt-troisième ; et ensuite, parce qu’il n’a rien à craindre : ni complot, ni entourloupe ni menace : il s’agit tout simplement de simples personnages de conte, inoffensifs, imaginaires ! Tout va pour le mieux à Bagdad !
Mais soudain, le cœur du sultan fait un bond : si, la nuit dernière, il a entendu parler ces Bacbouc, Shakashik, Al-Haddar ou Al-Hakik, c’est que ces personnages de fiction ont trouvé le moyen d’arriver pour de bon dans la réalité de Bagdad, et pile dans la ruelle qui longe le mur des jardins de son palais : bref, ils ont bel et bien fait irruption dans sa ville et dans sa vie ; rien que cela est une menace à l’ordre dont il est le garant !
L’autre option n’est pas plus satisfaisante : s’il les entend, s’il les attend, alors, c’est que lui, le sultan, est devenu un personnage de conte, au même titre que le bossu, le bec-de-lièvre, le paresseux ou l’édenté !
À ce moment, la blanche aurore ramène l’appel du muezzin, et le sultan dépité se dépêche de se lever pour entamer sa journée.
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Le premier épisode (la 1002e nuit) est là. Le suivant (1004e nuit) est ici.
Que se passe-t-il quand on referme un livre ? Les personnages restent-ils figés dans leur dernière attitude, comme coincés entre les pages, continuent-ils tranquillement leurs petites aventures, cette fois sans témoin, ou profitent-ils de l’absence des lecteurs et de l’auteur pour régler leur comptes ? Un essai en feuilleton avec les Mille et une nuits.
« Je me rends conte » vient de prendre une belle dimension
Attention, nous allons prendre gout aux contes du soir 🙂
Merci pour ce joli moment
Merci. Je vais essayer de relancer la tradition du conte du soir 🙂
Génial, ce jeu de miroir entre la réalité et les contes. Comment vas-tu t’en sortir?
J’ai hâte de voir la suite!
Bonne soirée,
Mo
Comment vais-je m’en sortir ? Je ne sais pas, mais je me demande plutôt « comment le sultan va-t-il s’en sortir ? » 🙂
J’aime quand le sultan se demande s’il n’est pas devenu un personnage de conte …
Bonne soirée 🙂