Georges Perec a popularisé le lipogramme avec deux romans, La Disparition, (écrit sans E) et Les Revenentes (sans A, I, O, U, Y ; autrement dit monovocalisme en E), parus respectivement en 1969 et 1972. Du même auteur, What a man ! est un autre exemple de monovocalisme – en A cette fois.
Mais il s’avère que le genre est plus ancien : Lasus, un grec d’Egypte qui écrivait au VIe siècle avant notre ère est réputé y avoir eu recours, ce qui, au passage, fait de lui le premier oulipien par anticipation. Plus près de nous (au deuxième siècle), Nestor de Laranda pousse le jeu un cran plus loin : il lipogrammise en passant l’alphabet au crible : les vingt-quatre chants de son Iliade lipogrammatique évitaient l’emploi d’une lettre à tour de rôle, l’alpha dans le premier chant, le bêta dans le deuxième et ainsi de suite, jusqu’au vingt-quatrième chant et à la vingt-quatrième lettre de l’alphabet grec. Thryphiodore, grammairien grec du IVe siècle, l’imite pour composer une Odyssée lipogrammatique en vingt-quatre chants.
Si ces œuvres sont malheureusement perdues, ces prémices de l’Oulipo n’ont pas laissé la postérité indifférente. La disparition de l’Odyssée de Thryphiodore n’empêche pas le professeur Aluth de l’Académie de Montpellier, dans sa Vie de Tryophidiore parue dans le recueil Petits poèmes grecs publiés en 1838 par Aimé-Martin et Falconnet chez Desrez à Paris, d’avoir son avis dessus ; avis assez tranché d’ailleurs :
« Cette disposition bizarre de la langue, cet artifice de formes, cet abus des mots et de leur combinaison caractérisent une époque sans idée et sans talent. La poésie avait été remplacée par un mécanisme inerte, et par des combinaisons de syllabes. Comme grammairien, Tryphiodore aimait ces jeux pitoyables de l’esprit; il s’épuisait à les reproduire, et condamnait à cette occupation une intelligence qui avait cependant quelque valeur. »
Et, pour nous donner une idée de la valeur de cette intelligence mal employée avec les lipogrammes, le montpelliérain relève un passage de la Destruction de Troie (œuvre conservée), où, dans le cheval-mannequin, Ulysse étrangle un de ses compagnons pour éviter qu’un bruit intempestif ne trahisse les embusqués, et s’enthousiasme : « Cette idée est certainement d’une invention fort heureuse, elle anime l’épisode, elle rattache son action aux passions du cœur humain, elle est dans la nature et par cela même pleine de poésie et de réalité ». Qui dira mieux la poésie de la strangulation préventive…! Mais « hormis ce passage, Tryphiodore n’offre rien de remarquable : son poème se traîne avec une froide analyse : il est sec ; mal lié, il manque de vie. L’intérêt n’est nulle part ».
Il faut, au passage, admirer l’équanimité du professeur qui, non content de consacrer son précieux temps à l’étude des rares fragments subsistants de l’œuvre quasi disparue d’un auteur oublié, prend encore le temps de commenter les textes perdus de cet auteur – qu’il juge médiocre !
Heureusement, un autre commentateur (de fait, peut-on parler de lecteur à propos d’une œuvre disparue ?), le Spectateur anonyme cité en 1845 par les « Curiosités littéraires » pointe sur deux aspects plus intéressants du lipogramme. D’abord la stratégie d’évitement qu’il impose :
D’une part, « ce devait être quelque chose de fort plaisant, de voir ce poète [Tryphiodore, donc] éviter la lettre excommuniée, avec autant de soin qu’un autre en aurait mis à observer la quantité, et s’échapper à la faveur de tous les dialectes grecs, lorsque cette malheureuse lettre se trouvait dans quelque syllabe particulière. Il n’y avait point de remède. Il fallait bannir, comme on rejette un diamant taché, l’expression la plus juste et la plus élégante si la lettre proscrite s’y trouvait engagée ».
Et, d’autre part, la conséquence de cet évitement :
« Quel fonds inépuisable de mots et de phrases hors d’usage, de barbarismes et d’expressions rustiques, de manières d’orthographier absurdes et de dialectes compliqués ! Je ne doute pas qu’elle ne passât pour un des plus riches trésors de la langue grecque ».
Mais aussi bien le bonasse Spectateur anonyme que le vitriolant professeur Aluth passent à côté d’une information clef : moins heureuses que les œuvres de Kafka, les écrits lipogrammatiques de Thryphiodore, comme ceux de Lasus et de Nestor de Laranda ont disparu ; dans leur état actuel, ils ne requièrent donc plus l’emploi d’aucune lettre de l’alphabet : dépassant les intentions de leurs auteurs, et à l’inverse de ce petit billet qui est – sauf erreur – un pangramme, ces textes sont devenus de magnifiques panlipogrammes.
Cerise sur le gâteau, ainsi débarrassés aussi bien des consonnes et que des voyelles, ils se prêtent à toutes les lectures et toutes les interprétations !
Des « panlipogrammes » ?
C’est quand on ne mange pas de lipides pour perdre quelques milliers de grammes, ça ?
😈
Ok, je sors…
😆
Belle soirée !
🙂
Merci !
ou quand on dégraisse un texte au point de ne lui laisser ni voyelle ni consonne (une sorte de résumé absolu) 🙂
Très drole ton epilogue!
merci toutoutoutine !
évidemment, lepanlipogramme ne règle pas le problème de la ponctuation : il doit rester un tas de points, de virgules et tout ça….
Ronron. Tiens, une idée de monovocalise!
Hihi! 🙂
Forts flonflons, gros cors, longs tromblons !?
oh non : bon ronron !
🙂
Tiens, Arthur sur Difference propre avait lancé un jeu sur le pangramme.
Les participations étaient plutôt réussies je trouve!
C’est là:
https://differencepropre.wordpress.com/2013/04/19/tout-lalphabet-dans-une-seule-phrase/
merci sissistronnelle pour cette référence !
Les oulipiens les plus « sérieux » valorisent le pangramme le plus court possible, qui réuni les lettres de l’alphabet avec le moins de lettres surnuméraires.
Oui, ça donne effectivement des trucs aussi invraisemblables que loufoques; certains sont de veritables perles.
A differencepropre je crois que chacun a cherché avant tout à s’amuser.
Quitte à tordre un peu les regles