Nuit blanche (la chèvre)

La nuit promet d’être caprine. A l’heure où les chiens, truffe dans la pâtée, baissent la garde, elle s’est glissée hors de l’enclos par un défaut de la barrière qu’elle a repéré de longue date : une planche branlante qu’elle avait patiemment désamarrée du poteau, à force de petits coups de tête répétés, donnant le change en faisant mine de mâcher et remâcher encore et encore la même pousse de chiendent. Elle laisse à peine une touffe de bourre noire et frisée accrochée au fil de fer inutile. J’ai vu son ombre trotter dans le chemin creux. Elle file en tapinois entre les oliviers et les fruitiers, monte le long des champs en terrasse en gambillant.

Une fois passées les premières collines, c’est à peine si elle se retourne sur le paysage qu’elle a noyé de sa nuit laineuse. C’est devant qu’elle regarde : là, se profilent, vertes et mauves, les forêts et les crêtes du royaume qu’elle convoite depuis si longtemps ; foin de la prudence, une course, quelques bonds, et voilà qu’accrochée sur un à-pic, elle se cabre au bord du ciel. Le troupeau des gros nuages noirs, riches d’orage, qui s’amoncelaient derrière les sommets, se confond maintenant avec sa laine bouclée.

De là-haut, voilà qu’elle se penche lentement, et d’un seul coup de langue longuement médité avale la grosse fleur jaune du soleil qu’elle croque brusquement. Enfin, elle lève la tête, et je vois ses courtes cornes se profiler dans le ciel, doubles lunes courbes.

La chèvre-nuit entame avec frénésie sa nuit blanche, bien décidée à ne rien perdre des joies qu’elle s’est promises. Elle sait ce qu’il faut faire des heures ainsi conquises : là-bas, à l’attache dans le pré râpé, y a-t-elle assez rêvé, à cette fête ? D’abord – finis les trognons de choux, le foin sec et l’eau rare ! – boire aux torrents, aux cascades, manger les plantes défendues, tout l’herbier rêche et tendre de la montagne, festin de chardon, de lierre, de vigne vierge, de mille fleurs sauvages, et surtout, surtout de chèvrefeuille !

Puis, parmi les étoiles, courir sur l’échine des montagnes, bondir par-dessus les précipices, escalader les arbustes perchés sur les rochers ; enfin, tambouriner des quatre sabots, donner de la corne contre les souches creuses,  réveiller les échos de la montagne, faire un tel raffut que personne ne dorme, puisqu’elle ne dort pas :  débusquer les hérissons, bousculer les bouquetins, réveiller les marmottes, jusqu’à rendre chèvre – c’est bien leur tour –  tous les messieurs Seguin qui se tournent et se retournent sous leurs courtepointes de grosse laine, bonnets de coton enfoncés sur les oreilles,  sous le martèlement du tonnerre en sabot qui piétine leur précieux sommeil.

Elle sait comme moi que le temps presse : sa nuit finira, bien plus sûrement que sur l’hypothétique chance de croiser le loup des légendes, par la rencontre avec les chiens qui la retrouveront et la ramèneront, le cou serré par une longe, à la chèvrerie.
Qu’importe, c’est sa nuit et elle la danse, sûre que le matin la mangera.

 

*  *  *

Après la nuit du chat, une autre nuit de bête.

12 commentaires

  1. Après la nuit féline, la nuit caprine, tout aussi belle, sauvage et indomptable.
    Il y a une fougue joyeuse dans cette histoire. J’aime beaucoup.

  2. Une ode à l’évasion 🙂
    Mon passage préféré : « De là-haut, voilà qu’elle se penche lentement, et d’un seul coup de langue longuement médité avale la grosse fleur jaune du soleil qu’elle croque brusquement. Enfin, elle lève la tête, et je vois ses courtes cornes se profiler dans le ciel, doubles lunes courbes. »
    Tu étais donc présent lors de la fugue de la belle 🙂

    • Merci Valentyne ; en lisant ton commentaire, je me suis rendu compte que « la grosse fleur jaune » c’est tout bêtement un tournesol 😦

      « Tu étais donc présent lors de la fugue de la belle » : hé oui, c’est le privilège de l’auteur (mais on ne peut pas intervenir, juste regarder et raconter) 🙂

  3. Un style enlevé et fougueux qui donne une envie d’aller courir la nuit sur les crêtes avec cette chèvre là. L’autre côté de la chèvre de monsieur Seguin cette sotte qui se rebelle puis se laisse bouffer au lieu d’aller faire la fête et de rentrer toute honte bue, dormir toute le reste de la journée; Vraiment, c’est bien écrit. Je vais aller faire un tout du côté des chevreaux.

  4. Je découvre votre blog par l’intermédiaire d’un autre (Domicano). Ainsi la contamination se propage sans qu’un vaccin soit nécessaire pour aseptiser la zone. J’aime cet écrit de la nuit et vous rejoins tapinois.

  5. C’est que la nuit en a rendu chèvre plus d’un ! Quand de noire elle passe à blanche pour que l’écho des collines herbues parvienne à ses oreilles. Et là, c’est une belle nuit de gambade cabotine, caprine, enfin, tout ça tout ça.
    C’est un magnifique écrit. Tu es magique quand il s’agit de personnifier cette grande dame de velours obscur à l’œil en croissant.

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