« Excusez-moi, Monsieur, la terrasse est bondée, je peux m’assoir à votre table ? »
J’ai acquiescé, le nez dans les papiers étalés sur la table. Quelle idée aussi d’essayer de profiter du soleil et d’espérer boucler des dossiers en retard ! L’importun a continué :
« Quel beau temps ! Vous me direz, c’est normal, pour un 30 juin. Hé bien, oui, et non. C’est amusant les coïncidences. La dernière fois que je suis venu, il y a bien six mois, c’est à moi qu’un type a demandé s’il pouvait s’asseoir, et, de fil en aiguille, pour passer le temps, il m’a raconté son histoire. Une drôle d’histoire.
« Il avait été malade : un matin, vlan, immobile et inconscient. Les médecins ont parlé de catalepsie. Et ça a duré longtemps, jusqu’au beau matin, où, vlan, il avait ouvert un œil. Le soir même il était rentré chez lui. Ah, il était bien content d’être guéri, mais ça ne l’empêchait pas de regretter ses jours manqués ; imaginez, deux pleines saisons, un printemps un été, paumées ! Chaque soir, il prenait le calendrier et recomptait ses jours perdus. Puis, un vendredi, un 13 février, comme il rêvassait à son 10 juillet égaré, il a senti un changement : l’air plus chaud, plus sec, la lumière différente, la nuit tombée plus tard… bref, aussi dur à croire que ça paraisse, pendant que le monde passait un 12 octobre pluvieux, lui, il vivait son 10 juillet ! Le lendemain, il était revenu, comme tout le monde, le 14 février. Mais il avait réessayé, et, de fil en aiguille, il avait découvert qu’il pouvait, à volonté, remplacer le jour du jour par un de ceux qu’il avait manqué.
« Vous pensez bien que je lui ai demandé comment c’était possible. Il m’a répondu qu’il n’en savait rien, mais que c’était possible. Pour preuve, cet aujourd’hui 16 novembre frigorifique où j’avais l’avantage de l’écouter, lui, il l’avait remplacé par un mardi de mai tout doux. Et c’est vrai qu’il avait une veste légère sur une chemisette, un petit air réjoui et pas l’ombre d’un rhume. Il m’a demandé si je voulais essayer, en me proposant son lendemain et je me suis retrouvé mercredi 18 mai ! J’avoue qu’au début ça n’a pas été très plaisant : j’étais habillé bien trop chaudement, forcément. Mais en sortant j’ai tombé le manteau, et j’ai senti un soleil printanier qui me caressait les épaules ; de fil en aiguille, j’ai filé passer l’après-midi à la campagne : après tout, si mon agenda du 16 novembre débordait, ce 18 mai de rab était vide comme un premier jour !
« Le lendemain, 17 novembre, je lui ai fait une proposition : le temps, c’est de l’argent, c’est bien l’occasion de le dire. Il avait l’un, pas l’autre ; moi, vice-versa. Bref, vous avez compris. Je peux dire que j’en ai profité : timidement, au début, à la petite semaine, disons un jeudi d’avril pour remplacer un mercredi de décembre, un jour de pluie par ci pour boucler un travail urgent, un jour ensoleillé par là pour faire une balade. Puis je me suis enhardi et je lui ai acheté une semaine complète, Et enfin, je lui ai pris deux mois d’un coup, pour, en même temps, abattre du boulot et partir vraiment en vacances. »
« De cette façon, j’ai fini par remplacer soixante jours d’automne et d’hiver par autant de journées lumineuses, claires, chaudes, sans parler des fêtes de fin d’années esquivées et des congères passées à la trappe ! Et le plus fort, c’est que je me suis rendu compte que tous ces jours évités, je les ai encore au compteur. Bien sûr, des jours de pluie et d’hiver, mais des jours quand même… À propos, je parle, je parle…et vous avez du travail ! D’ailleurs, Monsieur, est-ce que ça ne vous tenterez pas, des jours en plus ? Non, pas question d’argent entre nous ! Disons, par exemple, mon automne dernier contre votre mois de juillet, une sorte de viager à l’envers. Réfléchissez. Vu les dossiers qui sont devant vous, vous avez plus de travail que de temps pour le faire : pas le moment de traîner au soleil…soyez réaliste, votre prochaine quinzaine, disons d’ici au 14 juillet, vous ne la verrez pour autant dire pas… alors que moi, justement, de fil en aiguille, j’ai rencontré quelqu’un, et qui apprécie les ballades au soleil, surtout à la Saint-Valentin. Mais partir à deux ça demande deux fois plus de jours. Allez, je vous offre un plein mois de novembre contre seulement deux semaines de juillet ! Du gagnant gagnant ! Vous pourriez en profiter pour boucler vos dossiers, gagner plus en travaillant plus, comme disait l’autre.
Perdu dans mes dossiers, je ne sais plus que ce que j’ai grommelé pour me débarrasser du bavard. Le bonhomme est parti en me saluant poliment. Et puis, comme je levais les yeux pour profiter de la terrasse ensoleillée, j’ai senti les premiers flocons sur mes épaules.
* * *
Fantaisie de saison écrite en juin 2014 pour le calendrier du mois de juin de l’écritoire.
Ce n’est pas fréquent… D’après Borges ça arrive quand on s’assied à côté de soi-même et qu’on commence à se parler. Il ne faut surtout pas se répondre. Tu as bien regardé son visage à ton « bonhomme »?
Non, je n’ai pas levé le nez avant la neige….
Plutôt qu’à Borgès je me rends compte que ce texte est un écho à une idée piochée dans l’excellent dictionnaire Khazar de Milorad Pavić, ousqu’un personnage a le pouvoir de choisir son aujourd’hui parmi les jours disponible de la semaine en cours.
Oh elle me plait bien cette fantaisie.
Je n’échangerais pas mes 2 prochaines semaines contre son hiver froid et humide mais je remercie l’auteur pour cette histoire… un poil dérangeante.
🙂
Merci !
un poil dérangeante ? 😦
Je testerai bien moi cette sorte de viager à l’envers …
J’ai beaucoup aimé et l’idée de départ et la mise en forme de ce texte 🙂
Merci !
pour la mise en forme, j’aurai aimé faire plus court mais je n’ai pas eu le temps.
Eh bien, il faut faire très attention à ce qu’on grommelle ! Maintenant je n’aurais rien contre échanger quelques jours caniculaires contre des jours neigeux !
Et bien voilà, il pleut !
en effet, non seulement le « héros » n’articule pas mais en plus il ne s’écoute pas…pas étonnant qu’il lui neige sur la tête.
Mais où est-ce que vous allez chercher tout ça ?
J’aime beaucoup !
Merci, encore 🙂
Merci ² !
en fait, je crois que c’est « tout ça » qui vient me chercher….
Encore une fois en te lisant,
de fil en aiguille, vlan,
j’ai trouvé ça déconcertant
Et fort séduisant !
Chouette fantaisie, puisque c’est le terme, bravo, tu as de l’idée ! (Tu pourrais d’ailleurs développer plus longuement, créer une intrigue fascinante : tu y penses?)
Oups, j’avais pas répondu !
Une histoire plus longue ? il me faudrait des idées en plus, et surtout du temps 🙂
C’est assez dans l’esprit du jeu. Merci.
C’est trés joli aussi.
Merci Suzanne et le Docteur ; j’aurais bien aimé proposé une histoire toute neuve, mais (manque de temps ?) celle ci s’est imposée…
Ha, y’a plus de saison!!!
Zut calor!
(première marque de faire à passer…)
Au contraire, ya encore des saisons (à vendre) ; ce qui pourrait d’ailleurs relancer le métier de marchande des quatre-saisons 🙂
Cette histoire est originale. Je ferais bien volontiers des échanges aussi…
Merci !
Jolis … mai-langes. Repasser les plats du printemps … oui
Mais les angelures de novembre non …
Tout retourné là !
Me fait penser à ceci
https://www.youtube.com/watch?v=2Ek_8M2fJ1s (** pour éviter de poser la vidéo si importun 🙂
Je me suis permis de remplacer les ** par les « tt » ; Monsieur Reggiani n’est jamais importun. 🙂
🙂 – oh non, je l’aime par ailleurs beaucoup
Je trouve l’idée excellente et le texte magnifiquement bien écrit.
hé bien….Merci Mela !!
Reste plus qu’à ouvrir un troc dépôt vente. Il me reste un vieux premier avril cru champenois de 1918 hérité de mon arrière grand-père, qui est intéressé ?
Bon idée, le troc-temps. Mais j’suis pas certain qu’il y ait beaucoup d’amateurs pour une sortie en Champagne en avril 1918… 🙂
Une histoire de frères siamois en quelque sorte ?
Et décidément, lorsque vous parlez de (re)passage -je pense à votre très court poème »L’heure du repassage »-, cela vous réussit !
On en redemande.