La Sirène et les Tortues

Au matin du 8 avril 1868, quelque part dans le sud du grand océan Pacifique, la goélette La Sirène laissa filer son ancre à distance raisonnable de la barre de corail qui encerclait l’île aperçue la veille. La Sirène, qui trafiquait tour à tour pacotille, éponges, noix de coco et perles vraies et fausses, cabotait entre les îles de l’archipel de Bara-Bahau. Malmenée des jours durant par une houle raide et un vent capricieux, elle avait dérapé loin de sa route et allongé outre mesure sa croisière. L’île inconnue se présentait donc à point nommé pour refaire les réserves d’eau potable, d’autant que la végétation promettait la présence de sources abondantes.

L’équipe de la corvée d’aiguade – le vent portait à bord l’odeur entêtante des frangipaniers, et, après trois semaines de mer, tout l’équipage aurait été volontaire si le bosco n’y avait mis bon ordre en rappelant l’éventualité toujours à craindre d’autochtones possiblement cannibales -, l’équipe de corvée, donc, sous les ordres du second lieutenant, mit pied à terre, et, bien armée, partit en quête des sources. Elle ne revint qu’au soir, ayant fait une surprenante découverte : point d’indigène, mais, près des sources, trois arbres aux troncs marqués d’innombrables entailles, faites à hauteur d’homme, groupées et alignées !  Visiblement, le calendrier d’un malheureux naufragé solitaire, prisonnier sur l’île depuis 347 jours, si on en croyait le nombre d’entailles…

Émus par le sort du malheureux – sort qu’ils comprenaient d’autant mieux qu’ils savaient risquer de le connaitre un jour – les hommes avaient cherché jusqu’à la nuit d’autres traces du naufragé. En vain. Dès l’aube du lendemain, 9 avril, tout l’équipage gagna l’île, la goélette restant sous la garde du maître-coq et du bosco. Tous partageaient la même pensée, qu’on taisait tacitement : le calendrier était-il à jour ou bien caduc, l’homme étant mort de faim ou de désespoir depuis des lustres ? Le capitaine avait une autre crainte, qu’il taisait également. Mai était dans ces parages le temps des brusques tornades et des calmes de l’hiver austral, et il lui faudrait bientôt balancer entre la sécurité de La Sirène et le sauvetage du naufragé.

Après une matinée passée à battre méthodiquement les buissons et à visiter les combes, le lieutenant découvrit près des sources un abri enfoui sous la mousse, tandis que la bordée du capitaine, qui suivait le rivage, repérait une cache soigneusement camouflée : dans l’abri, on trouva de la nourriture fraiche et des vêtements ; dans la cache, une lunette d’approche : l’homme vivait ! Mais l’espoir aussitôt décru : s’il vivait, s’il avait une longue-vue, pourquoi n’était-il pas venu sur la plage accueillir ses sauveurs ? Était-il malade, blessé, coincé dans une anfractuosité ?

On le trouva finalement terré au fond d’une grotte et sans aucun doute atteint par la démence ou les fièvres : il était si furieux qu’il fallu l’assommer pour le ramener à bord. L’agitation du malheureux était telle que le bosco dû le sangler dans sa couchette. La Sirène reprit aussitôt la mer, tandis que l’horizon céruléen se noircissait de nuées d’orage.

Une semaine passa à louvoyer entre les bourrasques et les sautes de vents avant que le capitaine ait le loisir d’interroger le naufragé, d’ailleurs convenablement traité au rhum médicinal. Cela se fit le 17 avril, sur la dunette arrière où l’homme, toujours sanglé sur sa civière, avait été porté. Très calme, il donna son nom, et précisa qu’il comprenait, et, autant qu’il lui était possible, excusait les agissements de l’équipage, certainement animé des meilleures intentions ; et qu’il espérait que le capitaine ne se formaliserait pas des désagréments qui s’ensuivraient fatalement du rapport qu’il serait de son devoir de faire sitôt rendu à Tahiti.

Qu’il n’était pas naufragé, mais naturaliste ; qu’il avait été déposé sur l’île par l’aviso colonial La Bourdonnaye il y avait moins d’un mois, le 20 mars exactement ; qu’il était missionné par la société impériale de zoologie afin d’étudier les mœurs d’une sorte de tortue de mer, chelonia deila timida, dont cette île perdue était, précisément, un des rares territoires de ponte connus. Que, selon les observations antérieures, ces animaux ne touchaient terre qu’une fois par an, très exactement la dernière semaine d’avril, le temps de pondre et d’enfouir leurs œufs  avant de repartir en mer pour une année complète. Qu’ils étaient timides au point de ne point pondre où l’homme posait son ombre, regagnant la haute mer à la première alarme ; d’où sa discrétion et les nombreuses caches camouflées où ses affaires et ses vivres étaient réparties ; d’où aussi sa colère en voyant l’équipage de la Sirène parcourir l’île en battant les broussailles si peu de jours avant l’arrivée de chelonia deila timida.

Et, enfin, qu’il avait évidemment tous les calendriers et éphémérides nécessaires, mais que le sac contenant ses carnets de notes étant malencontreusement tombé à l’eau à son arrivée, il avait tenu le décompte des nids de l’an passé sur les troncs des arbres de l’île.

*  *  *

note à benêt : écrit pour le thème calendrier de l’écritoire et ressuscité pour le quiproquo d’avril de Léodamgan.

37 commentaires

  1. Vraiment chouette comme texte, j’adore cet univers et cette malice que vous ajoutez dans la résolution de l’intrigue : c’était un texte à contraintes ? Si oui lesquelles ?

    • Cette fois la seule contrainte était le calendrier ; ça peut paraître paradoxal, mais le moins il y a de contrainte, le plus j’ai de fil à retordre…alors, cette fois, je me suis donné comme contrainte supplémentaire de ne pas en rajouter 🙂

      Je suis content que le résultat se lise bien.
      Merci !

  2. Carnets, c’est intéressant ce que tu dis ci-dessus, car justement, lorsque j’ai lancé le projet 2014 :  » écrire chaque mois sur un titre diffèrent  » – je m’imposais aussi que ce titre ne soit fait que d’un seul mot.. Mais lorsque j’en ai parlé avec un ami auteur, il m’a rétorqué que le « mot » seul engendre un énorme éventail de possibilités, et que ce serait trop large, difficile à cibler… Comme quoi chacun voit la cible à sa portée humaine , lol

    Moins il y a de contraintes et plus c’est difficile, oui, car alors nous avons tout à structurer. Quel challenge !

    Encore une fois, merci de participer à l’Ecritoire – dont je rappelle qu’elle est ouverte à toutes les plumes de bonne volonté … 😉

    • Merci,
      oui, pour moi la « pire » contrainte serait de ne pas en avoir : liberté totale de sujet, format, moyens, etc…

      et je me rends compte que j’ai oublié de mentionner le lien vers l’écritoire dans le billet ; c’est corrigé !

  3. L’ambiance est bien, et le titre aussi: on croit que ça va être une fable et puis finalement la Sirène ne discute pas le bout de gras avec les tortues.

  4. Tiens, je ne l’avais pas vu passer celui-ci… mais j’ai été absente de la blogosphère. J’aime beaucoup ton style, tes idées, la mise en forme. Tout, je lis tes textes jusqu’au bout sans en rater un mot. Et comme toi, j’ai du mal lorsque le sujet est trop largement ciblé…

  5. Vous pourriez raconter n’importe quoi, ce qui n’est pas le cas (je précise 🙂 c’est tellement captivant, que je me laisserais embarquer !
    Une sirène ne finit-elle pas en queue de poisson ? 🙂
    Merci pour ce joli moment de lecture et d’évasion
    Belle soirée
    Zoé

  6. C’est incroyable le nombre de gens qui veulent à tout prix nous sauver sans qu’on ne leur demande rien !

  7. Le tort tue s’est bien connu.

    Le récit me renvoie à au roman d’Eco « l’île du jour d’avant », sans que cela ait rien à voir (si ce n’est le contexte et le scientifique tordu – qu’il n’y ait pas de quiproquo entre nous !)

  8. L’enfer est pavé des meilleures intentions 😉 ce récit est une belle évasion pour confinés ou pas et toujours la chute malicieuse qui compense l’envie d’en lire plus chez toi.

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