À Monsieur de Robles, éditeur du Roi à Madrid,
Francisco, cher ami,
Vous aviez su me convaincre de l’intérêt qu’il y aurait à narrer ma vie sur du papier pour l’édification du public ; pourtant parvenu aux portes de la vieillesse, j’ai eu la vanité d’écouter vos amicales flatteries. Vous m’avez enfin proposé le concours d’un de vos collaborateurs, ancien soldat dont vous garantissiez la probité de psalmiste, qui recueillerait mes souvenirs et les mettrait en forme de livre.
Or, vous avez lu comme moi les premières pages rendues par ce plumitif : il a déformé mon nom et mes propos et fait de moi un esprit faible mené par je ne sais quelle lune crépusculaire ! J’ai fait ma petite enquête. Votre bonhomme a une dent contre moi. Le pauvre pense-t-il que mes fonctions de fournisseur aux armées m’ont donné le moindre rôle dans cette malencontreuse affaire de gantelets rouillés qu’il tient pour responsable de sa main perdue à la bataille de Lépante ? Que mes appuis à l’Amirauté sont pour quelque chose dans le délai mis à négocier sa libération des geôles barbaresques, une fois la paix signée ? Et quelles richesses aurais-je retirées de tout cela ? Un domaine dans la Manche ? La concession exclusive sur les moulins à vent du Toboso ? Des mines de cuivre dans les îles Grenadines ? Et quoi encore ? Oui, j’ai été ingénieux ! Je ne suis pas le seul, sans doute ! Tout le monde ne peut pas combattre en première ligne, et personne n’est obligé de s’appauvrir en temps de guerre !
Vous comprendrez que j’ai répondu par le silence à cet inouï tissu de sornettes. Et voilà que ce chevalier à la triste figure me relance par voie de presse, précisément par une annonce parue hier dans la Gaceta de la Mancha : « Silence suspect, se voir qd, où ? Courage, lutte avant éclaircie. Trust in you babe. C ».
-« Silence suspect, se voir qd, où ? » : bien évidemment, votre scribouillard a besoin de moi pour apporter l’eau des faits au moulin de ses fielleuses fantaisies ; « courage, lutte avant éclaircie » : moquerie, promesse ou menace ? Et la dernière phrase (en anglais !), quelle impudence !
Ne protestez pas, la signature, même réduite à l’initiale, dit bien qui écrit. Cher ami, le venin de ce Miguel Cervantès fait que je regarde aujourd’hui notre collaboration avec circonspection. Retenez votre preux chevalier manchot ; apprenez-lui la sagesse ; Madrid ne manque ni de spadassins désœuvrés ni de couvents aux murs épais, qu’importe, mais je ne veux plus le voir à mes fesses. Avez-vous vu comme il portraiture mon honorable associé à travers ce ridicule Sancho Panza ? Comme il dépeint la gracile Doña Dulcinée, l’image même de la vertu ! Songez que ce pamphlet ferait plus de bruit que mille rocs entrechoqués. Songez que le scandale rejaillirait sur trop de gens honorables qui n’aiment rien tant que leur sérénité. Autant graver nos épitaphes.
Mettez-y bon ordre sans attendre -par amitié, ou en souvenir des ballots de papier qui se sont égarés entre les entrepôts royaux et votre imprimerie. Personne n’a envie que la sainte Inquisition lise les philosophes marranes que vous avez jugé bon d’éditer sous le manteau. Quant à moi, après mûre reflexion, à la prochaine alarme, je m’embarque pour le Nouveau Monde. On peut y refaire sa vie à tout âge ; je confierai mon manuscrit à Monsieur Jorge Luis Borges, votre confrère de Buenos Aires. Ce Monsieur m’a promis d’en confier la relecture à un certain Pierre Ménard, certainement plus fiable que votre turlupin. D’autre part, il me garantit une diffusion exclusive sur le marché des Indes occidentales, appelé à un grand développement !
Votre ami,
Don Alonso Quichano,
Hidalgo de la Mancha
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Une lettre rédigée à l’invitation de Tu dines ce soir ? (il fallait se mettre dans la peau de Don Quichotte répondant à l’annonce suivante : « Silence suspect, se voir qd, où ? Courage, lutte avant éclaircie. Trust in you babe. C »tout en écoutant Rock is Dead de Marilyn Manson). Paresseux, j’ai greffé sur la contrainte de Tudinescesoir le logorallye des « Plumes 29 » des Lectures d’Asphodèle ; les mots proposés (on pouvait en rayer un) : Sagesse, fesse, attendre, richesse, dent, refuser, doute, vieillesse, circonspection, vertu, crépuscule, lune, philosophie, âge, vanité, sérénité, psalmiste, paix graver, gracile, grenadine, image, reflexion.
Superbement bien tournée cette lettre, ah on savait comment écrire à cette époque et le « Turlupin » est le cerise sur le gâteau !
Merci !
je n’ai fait que prendre la lettre en copie sous la dictée de Don Alonso Quichano…
Peut-être, mais vous avez une bien belle plume et une écriture fine et ciselée ce qui n’est pas donné à tout les secrétaires. Bravo monsieur !
Un tel compliment venant de l’auteur du Paradis Perdu (ou de son greffier ?) c’est trop d’honneur 🙂
[…] Voilà ce que ça donne chez Carnets Paresseux. Si vous avez envie de le lire sur son site directement, c’est par ici ! […]
Ah ah 🙂 excellent
Moi aussi j’ai joué la Paresseuse et j’ai fait écrire Don quichotte 🙂
Et autre point commun, nous lui avons changé tous les 2 son nom à ce Don Quichotte 🙂
Bises et à bientôt 🙂
Merci !
(Don Alonso Quichano, c’est le « vrai » nom du personnage déformé ensuite en Quichotte…)
Excellent.
merci.
Valentyne aussi a « mixé » les deux contraintes et c’est excellent ! Je ne te trouve pas paresseux du tout, ta plume est alerte, imaginative et tu maîtrises bien ton sujet !!! 😆 Jusqu’au vrai nom de Don Quichotte, waouh ! Ha j’oubliais l’humour ! 😉 Bravo !
Je repasserai lire l’autre quand je serai venue à bout des 18 textes des Plumes !!! 😀
Merci !
la « maitrise du sujet » est garantie « moteur de recherche sur internet » 🙂 et ça n’est pas sans risque : vérification faite, le « vrai nom » de Don Quichotte est Quijano ; j’ai du croiser une version wiki francisée 🙂
cf : https://es.wikipedia.org/wiki/Alonso_Quijano
Une bien jolie missive qui ne manque ni de ton ni d’humour
Je n’aurais pas aimé du tout être confrontée à ce défi… 🙂
Me reste à vous souhaiter une belle réussite dans ce nouveau monde, alors !
Merci à vous, et belle soirée
Zoé
Merci de votre passage ; être contronté à ce défi ? ben je m’y suis coltiné tout seul, personne ne m’a forcé. Mais le suivant promet d’être coriace 🙂
http://tudinescesoir.wordpress.com/2014/06/08/des-glacons-siouplait-parce-que-ca-va-etre-chaud/
Plein d’imagination et d’humour, et c’est bien beau à lire. Merci
Merci Patchcath.
Ah j’ai beaucoup aimé ton Don Quichotte 😉
Ok suis pas originale sur ce coup là , mais toi tu as le don de l’avoir été 😉
Bises amicales.
Domi.
http://dimdamdom59.apln-blog.fr/2014/06/06/ca-histoire-fesses/
Merci ! Le « don », quand même pas ! plutôt le hasard et la chance, et des lecteurs bienveillants 🙂
Le pauvre, comme je le comprend. 😉 Il faut dire que c’est certainement l’un des premiers anti-héros de l’histoire, ce qui n’empêche pas de l’apprécier à sa juste valeur ce cher combattant de moulins à vent. 😆 😀 Très beau texte, j’aime beaucoup. 😀
Oui, sans doute même Le premier anti-héros. J’ai toujours été déçu par la fin édifiante et désolante que Miguel C. lui offre (en gros, Don Q se rend compte qu’il a pédalé du ciboulot, se reprend, brûle ses livres de chevalerie, se tourne vers la religion et meurt de façon édifiante..). En fait, c’est la fin qui montre bien que C. avait vraiment un compte à régler avec lui 🙂
en tout cas, merci à tous et toutes pour les appréciations gentilles !
[…] *les lecteurs se souviennent peut-être d’une lettre de protestation signée Don Quichotte […]
[…] lettres précédentes sont ici (la Joconde), là (Maggie) et là aussi (don Quichotte). On les trouve aussi, bien sûr, avec celles des autres participants, dans la cuisine de […]