Les Agneaux et le Loup

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Loup solitaire se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un troupeau d’Agneaux vint, qui cherchait la verdure,
Et que la faim en ces lieux attirait.

– Qui te rend si hardi de troubler notre herbage ?
Bêlent ces animaux sans courage.
– Sires, répond le Loup (qui a le ventre plein
Et ne se soucie pas de croquer cent ovins)
Ne vous mettez pas en colère ;
Mais que vos Ovidés considèrent
Que je ne puis troubler votre casse-croute :
Je ne mange pas l’herbe qu’Ils broutent.
– Tu nous troubles, reprirent les Moutons,
Mais pas de querelle : vois plutôt,
Notre laine est trop épaisse pour tes crocs ;
Réglons cet embarras par la démocratie
Sans violence, votons, votons, votons
Le scrutin nous dira qui doit rester ici.
Ta voix vaut autant que la moindre des nôtres,
Celui dont la motion est en minorité
Serait-il Bienheureux, Saint, Martyr ou Apôtre,
Sera châtié de sa témérité.
Le Loup acquiesce, curieux de nouveauté.
Les bergers et les chiens sont nommés assesseurs
Pour cette fois ils sont donc confrères.
Bêtes à laine, cent voix ; Loup, un seul bulletin :
Point de doute sur le scrutin,
Sans second tour ni ballotage.
C’est ainsi qu’au sortir de l’isoloir
Le Loup s’enfuit sans au revoir,
Ni autre forme de suffrage.

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Et si les héros échangeaient leur place ? La version originale de la dixième fable du premier Livre de Jean de La Fontaine est ici. Bien évidemment, tout lien avec l’actualité est fortuit, hasardeux et innocent.

4 commentaires

  1. S’il y a bien une morale que je trouve difficile à changer, c’est celle-ci ; la raison du plus fort. Elle se vérifie si souvent et partout que la renverser ne me parait guère envisageable.
    Dans le cas présent, par exemple, renverser la situation ne change rien et conforte même cette morale première. Tout votre talent est de rendre farce ce loup qui devient presque pleutre « Sires… Ne vous mettez pas en colère », tout en conservant sa nigauderie légendaire (comment croire qu’il accepte ce vote, dont le résultat est assuré d’avoir un pourcentage stalinien ?).
    J’ai bien aimé le choix de vos mots-rimes qui ont un sens plein avec le thème support du récit : « démocratie, votons, assesseurs, minorité, scrutin, ballotage, isoloir, suffrage » (au passage, je trouve « apôtre » moindre, on le sent là pour la rime). Et par la même, votre facilité à coller à l’actualité.
    J‘aurais gardé « cent ovins » (vous le changez, sans raison je trouve, en « deux cents bêtes à laine »), pour être clair sur le résultat du pourcentage ; 1%.
    Je regrette, en tant que passionné de classique, veuillez me pardonner, le rapprochement (ce n’est pas une rime) un / scrutin. Procédé dont se servent les chanteurs populaires qui peuvent semer le doute par leur prononciation.
    Par contre, vous êtes tout à fait nouveautif en faisant rimer assesseurs et confrères. Je ne sais pas si le jeu de mots vous a emballé à ce point, mais je trouve la manoeuvre hardie, pour vous reprendre ce bon mot.
    Pour le reste, c’est toujours un plaisir de vous lire. J’aime ce champ lexical basé sur l’utilité, ce vocabulaire accessible à tous et ce style sans fioritures au service d’idées guidées par le bon sens. Du La Fontaine, quoi…

    Par curiosité, votre emploi du « suffrage » final a-t-il valeur de « approbation », tel qu’il est possible dans un sens soutenu (et donc de l’époque du Bonhomme) ?

    • Merci beaucoup de votre appréciation !
      Je suis d’accord avec vous, cette morale (peu morale, d’ailleurs, mais très vraie) résiste à la subversion. J’ai d’ailleurs dû retourner l’histoire dans plusieurs sens avant de trouver un moyen de faire gagner le mouton…difficile de l’imaginer étripant le loup ! Et vous avez raison, renverser la situation ne change rien à la conclusion : loup ou mouton, le plus fort triomphe.
      Personnellement, je voyais le Loup plus naïf que nigaud (à force de triompher par la force, il a envie d’essayer autre chose, pour voir.. et puis il n’a pas faim ; cela ne changera d’ailleurs rien au sort du prochain mouton esseulé qui croisera sa route). Mais il semble qu’involontairement je l’ai apparenté à l’imbécile Ysengrin. Tant mieux !
      Je vais remettre l’affaire sur le métier. En effet, apôtre est là faute de mieux, et, comme vous l’avez noté, le doublement du troupeau est absurde (avançant en désordre, arrivé aux « bêtes à laine », j’avais oublié les « cent ovins » du début !) ; je suis désolé que le rapprochement (un / scrutin) vous désappointe. Il est là parce que…je n’ai rien trouvé d’autre ! J’avoue que j’ai bien aimé trouver la rime familiale « assesseurs et confrères », ce dernier étant arrivé le premier, en écho au « Si ce n’est toi c’est donc ton frère » d’origine. Enfin, je confesse ne pas avoir songé au sens ancien de « suffrage », que j’ai benoitement placé là pour la rime !

      Enfin, votre lecture est une preuve de plus que le lecteur est partie prenante de la richesse d’un texte.

  2. C’est vrai que j’écris « nigaud » par défaut. Mais le loup est le symbole du méchant pour qui les choses tournent mal, et il n’a rien de la subtilité d’un renard.
    Dans votre fable, il perd d’ailleurs sa caractéristique première : cette voracité qui généralement l’abêtit. Mais le fait d’être repu ne lui donne pas plus de vivacité d’esprit. Je le vois entre le loup de Tex Avery (délicieusement caricatural) et Ysengrin.
    Pour « apôtre », ce n’est pas le mot qui est gênant. Hugo et Baudelaire l’emploient aussi, car avec « autre », il n’y a guère le choix de la rime. C’est que, à mon sens, dans la liste « seigneur, roi, pape » il détonne. Mais j’avoue ne pas avoir une solution en un clic. Par contre pour la rime avec scrutin, on peut mettre « loup, un bulletin’ sans problème.
    Merci pour la lecture attentionnée de mon commentaire, preuve que les auteurs n’ouvrent pas tous des blogs à vocation narcissique.

    • J’ai fait quelques petits changements, en adoptant votre « bulletin » (au passage, merci de cette proposition, évidente …une fois qu’on l’a trouvé !) et en plaçant auprès de l’apôtre un collège de collègues plus convenables. A voir, à tester.

      Quant au reste, si je suis convaincu que ces petits textes peuvent être très améliorés, je les aime assez pour apprécier qu’on les lise et… qu’on me le dise ; il y a sans aucun doute là encore un reflet de Narcisse…

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