Quoi qu’il en soit, la petite Poucette avait entendu ce que ses parents disaient. Elle finit de nettoyer la cheminée, alla se coucher et ne tarda pas à s’endormir. Le lendemain matin, elle se leva de bonne heure et descendit allumer le feu et préparer le petit déjeuner de toute la famille. Au passage, elle passa dans le saloir, qui est chez les ogres la pièce la plus importante de la maison, avec la cuisine, la salle à manger, la resserre, le passe-plat, la cave et le garde-manger.
Les ogres ont une certaine crainte anxieuse de la disette et le saloir regorgeait de saucisses, lard, choux braisés, quartiers de bœufs et autres menus amuse-gueules. Elle prit presque sans y penser une poignée de côtes de porc panées qu’elle fourra dans sa poche.
Lorsque, une fois le petit déjeuner avalé, son ogre de père lui proposa de l’accompagner en forêt, ses sœurs trépignèrent, chougnèrent et pleurèrent à l’idée de manquer cette partie de campagne. Pour une fois qu’on avait l’occasion de sortir un peu, on ne ferait rien de mal : on emporterait des paniers pour le casse-croûte, l’en-cas et le déjeuner, on chanterait, on attraperait des écureuils, on pique-niquerait sur la fougère, on jouerait à mâche-mâche avec des campagnols, et on rentrerait affamées pour faire honneur au goûter !
Bon bougre, l’Ogre ordonna à tout le monde d’être prêts à partir (Youpi ! firent les sœurs) ; à la petite Poucette de préparer des paniers pour le casse-croûte, l’en-cas et le déjeuner ; et à l’Ogresse, qui ne tenait pas à aller se promener en forêt, de tenir prêt le goûter pour quand on rentrerait. Et on partit par les bois.
Le programme se passa fort bien : l’Ogre allait devant, écrasant les arbustes, suivi par les sœurs rangées par ordre d’ainesse ; la petite Poucette fermait la marche, portant les paniers de victuailles du casse-croûte, de l’en-cas et du déjeuner. On chanta :
« Promenons-nous, dans les bois, tandis que le loup n’y est pas », qui, dans la version ogre, se termine par :
« Si le loup est là, il ne mangera pas ! » et un grand éclat de rire, car où un ogre passe, il ne laisse pas grand-chose à manger, même aux loups.
On joua aux devinettes, comme :
– « Qu’est-ce qui vole au vent ? »
(la réponse est : « c’est le vol-au-vent qui vole au vent ») ;
– « Que mangent les gens bons ? »
(la réponse est « les gens bons mangent des jambons ») ;
où encore, plus difficile :
– « Où sont les sots ? »
(la réponse est : « ils sont au saloir ». Pourquoi ? Parce que « les sots sont où sont les saucissons ». Vous étiez prévenus). Bref, on s’amusa bien.
Puis, aux bons moments de la journée (c’est-à-dire aux bons moments pour le casse-croûte, l’en cas et le déjeuner), on pique-niqua sur la fougère. Après quoi l’Ogre dit qu’il allait faire un somme, et les fillettes se dispersèrent dans les taillis pour chasser l’écureuil. Un moment après, l’Ogre ouvrit un œil : il était seul, son plan marchait comme prévu. Aussitôt, il se releva souplement et, prenant un petit sentier détourné, rentra chez lui. Là, sa femme l’accueilli avec joie, jusqu’au moment où elle compris que l’Ogre avait bien perdu la petite Poucette, comme prévu, mais aussi leurs six aînées. Elle lui dit alors :
– Hélas ! Où sont maintenant nos pauvres enfants ? La petite dernière, c’était d’accord, mais les six autres ? Et c’est toi, l’Ogre, qui les a perdues. Nous, nous sommes ici, et nos petites, ailleurs ! Sept d’un coup, c’est vraiment ballot ; et que font-elles maintenant dans cette forêt, ces pauvres petites ? Elles vont faire peur aux animaux qui s’enfuiront encore plus loin et nous aurons plus de mal à trouver à manger ! Ah, vraiment, tu as bien tort d’avoir agi ainsi.
Carnets Paresseux 