Il était une fois un Ogre et une Ogresse qui avaient sept enfants, rien que des filles. Malgré cela, ils auraient pu vivre heureux car leurs six ainées étaient de charmantes ogresses, dodues, potelées, grassouillettes, qui mangeaient leur huit repas quotidiens (petit-déjeuner, casse-croûte, en-cas, déjeuner, goûter, souper, revenez-y et bouillon-d’onze-heure) avec appétit, bonne humeur et une certaine candeur, chantonnant et babillant entre chaque bouchée. Mais la petite dernière était maigrelette et silencieuse, n’ouvrant la bouche que pour manger, et seulement entre les repas, sur le pouce, ce qui fit qu’on l’appela la petite Poucette.
Bien évidemment, cela inquiétait ses parents, car si la nourriture coûte cher (et nourrir de chair fraîche et de petits légumes leurs sept filles, en sus, évidemment, des repas des deux adultes, repas qui étaient loin d’être négligeables, était le premier poste de dépense du budget du foyer de l’Ogre), il y une différence sensible entre dépenser pour se remplir la panse (ce qui est dans l’ordre des choses admises chez les ogres) et perdre une bouchée pour une cadette qui profitait aussi peu. Bref, l’Ogre et l’Ogresse vivaient leur vie de parents dans l’anxiété et l’inquiétude, ce qu’ils ne supportaient qu’à grand peine. Une année, il fallut bien se résoudre à se défaire d’une enfant aussi ingrate. Un soir, alors que les fillettes étaient couchées et que l’Ogre était auprès du feu avec sa femme, il lui dit :
– Tu vois bien que la petite Poucette ne profite pas de ce qu’elle nous mange. Cela nous gâte la digestion, et c’est déjà une chose à prendre en compte. Mais surtout, c’est autant qu’elle ôte de la bouche de nos autres enfants, et ça n’est pas juste. C’est un peu comme de les voir affamées ! Et, disant (et entendant) cela, l’Ogre et l’Ogresse avaient les larmes aux yeux, car chez les ogres, avoir faim passe pour une chose vraiment horrible. L’Ogre continua :
– Je ne saurais avaler cela plus longtemps. J’ai peut-être la dent dure, mais il y a trop longtemps que la petite dernière nous fait honte. Je suis donc résolu de la mener perdre demain au bois, ce qui sera aisé, car tandis qu’elle s’occupera à chasser les écureuils, je n’aurais qu’à m’enfuir sans qu’elle me voit.
– Ah ! s’écria l’Ogresse, pourrais-tu bien mener perdre ta petite dernière ?
– Oui, répondit l’Ogre.
– Ah. D’accord, répondit l’Ogresse.
Et là-dessus, ils allèrent se coucher, le cœur apaisé d’avoir pris une bonne décision et l’estomac plein comme tous les soirs. La petite Poucette ne dormait pas car elle n’avait pas fini de nettoyer le fond de la cheminée. Comme souvent chez les ogres, les tâches ménagères incombent aux enfants, et ses sœurs lui laissaient les besognes les plus pénibles. Pour ceux qui s’étonneraient que la fillette nettoie une cheminée dans laquelle il y a du feu, il faut préciser que l’âtre était très grand, assez pour faire mijoter, cuire et rôtir le repas de neuf ogres, et que la petite Poucette n’avait pas volé son nom. Et à ceux qui diraient qu’il est surprenant que ses propres parents ne l’aient pas remarqué, juste sous leur nez, dans la cheminée, il faut rappeler que les ogres ont la vue basse, et que leur flair avait été trompé par la suie dont était couverte la petite Poucette. A force de faire cuisine et ménage, cette enfant était en effet toujours couverte de cendre, ce qui lui avait valu un second surnom, mais c’est une autre histoire.
à suivre…ici